Au Divan du Monde - Paris Mardi 10 octobre 2006
En observant la pochette de l’album de The John Venture, je suis interpelé par le rouge et le noir, ambiance couverture de TIME magazine, et par la photo floue qui rappelle des clichés de l’époque d’Al Capone et de la Prohibition aux Etats-Unis. Et c’est bien dans le flou de projections video abstraites (le Divan du Monde est réputé pour ses performances mêlant audio et video) et vêtu de noir avec cravate rouge, que les 7 acolytes débarquent sur scène.
Deux énormes tables sont installées de chaque côté de la scène, un bordel de PC portables, tables de mix et autres connectiques hyper complexes les ornant, on se demande à quelle sauce on va être mangé, d’autant plus qu’un imposant trombone trône de manière incongrue en plein milieu. Mais ce sont bientôt des sons samplés à consonances industrielles qui envahissent le spectre, ils grondent et montent lentement alors que tout le monde se prépare à enclencher la machine.
C’est bien ici la plus belle expression d’une allégorie d’un homme bionique ou d’une machine humaine qui se met en route, lorsque les beats trip-hop commencent à déchirer la brume et que les deux conteurs du soir avancent leurs premiers arguments dans une course tranquille, se faisant face, mais ne faisant pas encore face à leur public, serrant les vis, hachant leurs rimes alambiquées avec un flow bicéphal troublant, à mi chemin entre Why ? et Busdriver. La nasalité du premier et l’élitisme du second hantent les compositions languissantes, à forte puissance érotique ajoutée (faut essayer…), même si l’on devine déjà un propos mi-politisé, mi-social, chronique d’un monde difficilement compréhensible mis en scène à grands coups d’écriture automatique opaque et parfois imperméable, volontairement difficile…et logiquement fascinante.
La rapidité des mots n’est qu’une représentation de la vacuité des infos tous les soirs, un scandale en effaçant un autre, une catastrophe supplantant un conflit, sans logique, sans but, mais avec une féroce force maléfique. Et lorsque les deux comparses annoncent fébrilement que c’est " le moment où on joue " Stein Waltz " ", le public connaisseur sait qu’il va avoir droit au meilleur morceau de leur répertoire.
C’est un flow hip-hop sur autoroute, mais sans limitation de vitesse et à contresens, qui embarque au passage un rythme déstructuré aux basses lourdes et aux gimmicks vicieux, et qui font se déhancher les plus dubitatifs au diapason de l’addictif leitmotiv " I think we should… get the night train ! ", déjà culte, improbable dans l’esprit et indispensable dans les faits. Le plus étonnant est de constater combien la collaboration transfigure les artistes impliqués jusqu’au coup dans la création de ce projet aussi spontané que réfléchi.
Angil que l’on a connu, plus proche de Smog ou de Jason Molina, se grime aujourd’hui en MC sans étiquette et sans barrière, bientôt possédé par ses élucubrations, au cœur de l’absurde de Pinter ou de Beckett, dévisageant maintenant le public amassé devant la scène comme subjugué par un personnage en plein dépassement de soi, aguiché par la voix rauque de son confère qui reprend régulièrement ses diatribes en chœur.
Comme deux mondes qui s’entrechoquent pour en créer un troisième, parallèle, à la fois ancré dans le réel et déterminé à s’en évader le plus vite possible. Saisissant d’équilibre faussement précaire. On se délecte d’un final free qui ne surprendrait ni les fans de Fennesz, que ceux de Stereolab ou Yo La Tengo, une grande marmite, dans laquelle l’électronique la plus pointue côtoie un tom basse de batterie nonchalamment frappé, dans laquelle les visuels éthérés rencontrent des guitares triturées jusqu’à plus soif, ou encore le fameux trombone qui s’adonne maintenant à une sombre danse macabre alors que tous les musiciens sourient, heureux d’avoir pu communiquer avec générosité des problématiques existentielles à un public venu pour s’en extirper, avec panache ! .