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Un disque important

Léopoldine HH, selon nous, domine l’année musicale 2016. Plusieurs raisons à cela. D’abord, la confirmation d’un premier EP (paru en 2014 – Le Mini Cédé de Léopoldine) via, aujourd’hui, un album gargantuesque, loin des modes et du temps (Blumen Im Topf) – et il est toujours gratifiant de parier sur une découverte pour ensuite recevoir le triple de la mise espérée. Ensuite, une reconnaissance critique et publique, par le bouche à oreille et la force de l’évidence (comment, au moins, ne pas se poser la question « qui est Léopoldine » face à ce disque hors des sentiers battus ?). Enfin, l’important plaisir d’une musique qui échappe aux carcans, aux revivals, à la nostalgie, à l’égo et au défaitisme abscons (car, en 2016, le rock et la pop semblaient ou bien provenir de l’année 84, ou bien se répandre en pures affirmations égotiques, quand ils ne cherchaient pas le glauque à tous prix).

Blumen Im Topf est un disque important car, au-delà de l’effacement de l’artiste au profit de textes littéraires lui étant vitaux, il invite l’auditeur à rejoindre un monde où il fait bon vivre. Chez Léopoldine, on sait bien que l’époque n’incite guère à l’optimisme, que l’absurdité quotidienne exigerait de se perdre en colères froides ou revendications instinctives. Mais ce n’est pas le cas : Blumen Im Topf, inversement à tous les disques écoutés cette année, trouve une médiane, une façon d’apaiser, de cajoler, qui refuserait d’en passer par les voies de la béatitude comme d’un rapport concret au réel. Ici, la musique retrouve sa seule raison d’être : emporter, rassurer, attendrir, faire rire, inquiéter – bref : provoquer une émotion ni feinte ni schématique.

Littérature

Léopoldine se définit comme une chanteuse littéraire : refusant d’écrire ses propres mots, elle préfère mettre en musique des textes lui tenant particulièrement à cœur. Pourtant, qu’elle rende hommage (car l’appropriation se veut également révérence) à des auteurs tels que Gwenaëlle Aubry ou Roland Topor, Léopoldine chante les pensées d’autrui comme s’il s’agissait des siennes. La fusion est totale jusqu’au brouillage. À ce titre, l’auditeur n’ayant pas connaissance de ce travail littéraire pourrait voir en Blumen Im Topf une collection de chansons autobiographiques. L’argument tiendrait : chaque texte, effectivement, est capturé pour ce qu’il dévoile de Léopoldine – de façon intime. L’artiste raconte tout haut ce que ses livres fétiches suggèrent en catimini sur sa personnalité.

La chanson française littéraire existait-elle avant l’arrivée de Léopoldine ? Pas sûr. Jusqu’à présent, les musiciens se contentaient d’un texte de Baudelaire ou de Rimbaud (généralement placé en fin d’album pour insister sur l’aspect « exercice de style ») ou, tel Jean-Louis Murat avec Antoinette Deshoulières, consacraient un album entier à un seul écrivain ou poète. Du reste, l’hommage supplantait toujours l’identification. La démarche de Léopoldine est radicalement différente : les titres de Blumen dépendent tous d’un écrivain différent (ou presque), ils scrutent le point de vue contemporain plutôt qu’ils ne rendent allégeance aux figures tutélaires. Ce sont des mots d’ici et maintenant. La compositrice, comédienne de nature, n’a plus qu’à relier le sens des extraits littéraires choisis à une parcelle de son vécu.

En tournage

En ce 30 novembre glacial, dans un appartement proche du métro Stalingrad, Léopoldine tourne le clip de la chanson Blumen Im Topf. Mise en scène par Florent Gouëlou (avec Thomas Walser aux images), la vidéo part d’un principe simple (bien qu’en raccord avec la principale thématique de l’album) : des amis de Léopoldine sont invités à poser devant la caméra, avec l’un de leurs livres fétiches. Il ne s’agit pas d’exposer son savoir mais, au contraire, de personnellement réfléchir à un ouvrage nous tenant particulièrement à cœur – et, implicitement, nous ressemblant un peu – jusqu’à pouvoir y extraire une phrase ou un paragraphe à lire à haute voix. Ambiance conviviale et souriante : ce petit tournage permet à Léopoldine (qui n’est pas souvent sur Paris) de revoir ses amis le temps d’une journée que nous imaginons aussi gratifiante qu’exténuante. Les prises n’exigent pas plus de cinq minutes : à chacun de s’exprimer comme il l’entend, de faire ce qu’il sent, l’instinctif prédomine (du reste, Léo, Florent et Thomas privilégient le naturel des convives).

Les amis se succédant toutes les quinze minutes, et notre journée de ce mercredi 30 ne nous permettant malheureusement pas de rester trop longtemps, il faut très vite quitter Léopoldine en lui disant « à demain ». Car jeudi soir, l’auteure / compositrice se produit aux Trois Baudets – ce sera la seconde fois que nous verrons Léopoldine dans cette salle un peu rustique, hier à l’occasion de la sortie du Mini Cédé, demain pour une réinterprétation du monolithe Blumen.

Live

Comment retranscrire sur scène les arrangements complexes de Blumen Im Topf ? Impossible. D’autant plus que ce soir-là, le groupe (car Léopoldine HH est un groupe) se produit en formation trio.

Nous savions que Léopoldine envisageait l’utilisation du Pad, mais guère de manière aussi frénétique ! Débutant par le titre éponyme (qui arrache des rires complices dans le public – surtout des spectateurs alsaciens), le concert, soudainement, vire à une transe électro(iro)nique, quasi brechtienne. Léopoldine croise le fer avec New Order et Soft Cell ! Mais l’électro s’utilise ici de façon identique aux cordes et piano présents sur disque : le sérieux pactise avec la gaudriole, l’inquiétant avec le cheap. En réinventant Blumen à des fins scéniques, Léopoldine n’en trahit nullement la portée hétéroclite. Au contraire : l’humour redouble d’efficacité, de même que les moments introspectifs détiennent en live une ampleur surdimensionnée.

Et bien sûr, un concert de Léopoldine est un show, un délicat nivellement entre la prestation musicale et l’acting : commentaires faussement mutins (« le prochain titre… c’est la trois »), danses Ibiza, concours de maillots (Léopoldine à ses musiciens : « je ne vous l’avais pas dit ? »)…

Hormis l’ajout électro (qui nous fait dire que Léo doit impérativement réfléchir à un prochain disque axé synth-wave), rien n’a vraiment changé depuis le concert Trois Baudets de février 2015 : Léopoldine n’est pas folle mais son univers outrepasse tellement les limites admises que l’on peut facilement se surprendre à juger « barrée » une musique qui, inversement, détient une cohérence parfaitement limpide ; l’indépendance et la liberté offrent à cette chanteuse un don naturel pour la surprise et le revers à 180° ; impossible de prévoir à quoi pourrait ressembler un set de Léopoldine HH…

Décembre

Ainsi donc, l’heure du best of 2016 approche. Inversement à certains, nous trouvons ce rituel plaisant et revigorant : il permet de faire un petit bilan sur soi-même (en toute subjectivité), de séparer les élans éphémères de la passion qui perdure, d’essayer de mieux comprendre ce que nous attendons aujourd’hui d’un disque…

Plusieurs options artistiques s’offraient, cette année-ci, en France : s’aveugler face aux incertitudes universelles et redevenir puceau (sur le thème « dans ma bulle avec ma copine qui m’aime peut-être mais j’attends un bisou de sa part pour vous le dire »), se vautrer dans la poésie en alexandrins (« loin de la dévotion / je pris naguère ton fion »), clamer très fort l’attitude rébellion face à ces temps-pourris-je te dis pas (« et si demain je vais voter / ce ne sera pas pour toi, truie avariée »)… Bref : redondance, cirage de pompes et visite au club Mickey.

L’alternative textuelle consistait à se placer à égalité avec l’auditeur, à refuser de lui faire la moindre leçon, à réfuter bienséance comme joliesse nostalgique. C’est en omettant le « je » que certains musiciens français, en 2016, en dirent finalement beaucoup sur eux-mêmes : de MNNQNS à Eskimo, d’ALEXANDR à Phanee de Pool, de Mira Cétii à Nadj, le son des douze derniers mois esquissait l’attitude punk sans néanmoins tomber dans la nécessité du propos. Et à ce titre, en 2016, Léopoldine HH était la reine des keupons !

Post-scriptum : avec les nouveaux La Féline et France de Griessen, 2017 enverra encore bouler les sociétaires d’une pop française qui ne veut de mal à personne (donc qui ne sert à rien).

Crédit photo : @Vincent Muller