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En chemin, Murat a peut-être perdu un public qui gloussait d’émois face au romantisme boudeur de « Cheyenne Autumn » ; un public constitué d’admirateurs de Mylène Farmer, d’adolescentes 80’s rêvassant au prince charmant, d’apôtres de la variété française… Les autres, c’est-à-dire la frange indie-rock dans laquelle nous nous situions (par la force des choses), jamais n’abandonna Murat. Loin de là : quel musicien français, aujourd’hui, peut se targuer de posséder un sacré noyau de fans achetant, avec évidence, chacune de ses nouvelles livraisons (annuelles) ? « Il y a moi et les autres » fanfaronnait un jour Bergheaud, avec ce mélange de profonde lucidité et d’amertume résignée. Vrai : Murat est l’exception, le terrien à part, l’incorruptible qui s’accroche à un terroir en voie de disparition.

Mais là où l’auvergnat pourrait se féliciter (outre une discographie qui ne tutoie que l’excellence, ou presque), ce serait justement dans ce recentrage opéré par les fans depuis « Mustango ». Hier, Murat plaisait autant au lectorat « Inrocks » qu’aux lectrices de « Elle » ; il contentait aussi bien l’audimat qu’il collait parfaitement aux goûts musicaux des érudits rock. Or, si le grand public a déserté Murat depuis maintenant quelques années (production trop vaste ? Intimidantes allégeances rock ? Refus de jouer à la marionnette médiatique ?), l’exigence des premiers admirateurs fit de Jean-Louis, au gré du temps, une sorte de Grand Patron, un parangon de vertu et de sincérité…

Bien sûr, on comprend que Murat souhaiterait tripler ses chiffres de vente. D’un autre côté, il est bien le seul artiste (au monde) à sortir un nouvel album par an (parfois deux), voire un double ou triple nouvel album, sans ne jamais décevoir le cercle des fanatiques (au point où, fait rarissime, ces derniers banqueront toujours un disque de Murat sans lire les chroniques, sans écouter le single, sans crainte ni appréhension).

Car entre Murat et nous, c’est une question de confiance. La certitude d’une qualité constante ou évolutive. Entre Murat et nous, ça ne triche pas. Déjà, le flot des envolées lexicales ne connaît aucun tarissement. Murat, de tout temps, est marié à la langue française : il s’en amuse et la transforme, il la respecte et lui rend hommage. Murat est trop passionné par la sonorité des mots pour un jour essuyer le revers de la page blanche.

Ensuite, façon Neil Young, chaque nouvel album, tout en prenant le revers du précédent, témoigne d’un état d’esprit lié à un moment X ou Y, d’un instantané de vie. Par exemple, là où « Toboggan » (cru 2013) s’avançait intimiste et serein, « Babel » (triple vinyle 2014) renoue avec le plaisir du travail en petite bande, en comité fraternel.

Enfin, qu’il s’avance à nu ou parfaitement secondé, qu’il plonge dans la mélancolie ou qu’il s’autorise diverses incartades couillonnes, Murat décroche toujours le riff parfait, l’accord stonien, l’évidence mélodique (important, le son des grattes chez Jean-Louis). Mariage idyllique : des mots charnels, un timbre éminemment érotique, des guitares savantes, absence de baratin comme de joliesse.

Une nécessité musicale, un exercice de sprinteur, un sport limite kamikaze que ces vingt (vingt !) nouvelles compos, en compagnie du Delano Orchestra, poussent jusqu’à l’extravagance.

Album foisonnant, artisanal et ambitieux (quand bien même l’ambition, chez Murat, s’apparente à un naturel, à une évidence qu’il n’est pas utile de questionner), « Babel » permet de retrouver la facette Pantagruel de Bergheaud. Voici un plat copieux (double entrée, plats principaux, dessert et digestif), un banquet qui ne refuse rien aux convives. Ensorcelant et charmeur, bourru et régressif comme s’il mettait en mots des répliques d’Audiard, hyperréaliste accro au Massif du Sancy, en mode Crazy Horse comme épuré à la JJ Cale, Murat se fait plaisir et alterne ici toutes les facettes de son art. « Babel », en effet, est une tour, un véritable Mont Sans-Souci, un édifice dans lequel on s’enfonce profond. Constat « comme dirait Bergheaud » : en France, il y a des chanteurs… Et il y a Murat.