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On l’oublie facilement à cause d’une imagerie frelatée, perpétuée depuis les années 1920 par des businessmen cyniques vantant à tous crins l’épanouissement individuel (jouissance du matériel, dont le corps, bien plus que celle de l’esprit), mais les États-Unis se sont bâtis, outre l’expropriation, le meurtre de masse et la ségrégation, sur un puritanisme profond et profondément protéiforme, dont le progressisme actuel, porté par Hollywood et les GAFA, n’est qu’un nouvel avatar. Entre repentance collective et affirmation de soi, la schizophrénie nord-américaine s’incarne tout autant au travers d’une Miley Cyrus hyper-sexuée bouffant à tous les râteliers pour captiver un public demeuré que d’une Beyoncé engagée militante activiste nourrie au biberon au mythe de la Femme Puissante. Dans ce contexte sans nuances, Taylor Swift, ni vulgaire ni agressive, s’avère très reposante : la Pennsylvanienne, née d’un père trader et d’une mère investisseur pour un fonds de pension, personnifie – peut-être malgré elle – une version édulcorée, win-win et parfaitement lisse du narratif de son pays natal.

Ainsi, Taylor ne sera jamais prise en défaut, sauf à verser des larmes (touchantes) lorsque ce psychopathe de Kanye West s’en est prise à elle (drama qui à la fin des 2000s tint durant des mois le monde en haleine) : pas de problèmes d’alcool ou de drogues, aucun propos borderline (elle n’aime ni Trump ni les flingues ni la fourrure, comme tous gens de sa caste), ni photographies dénudées, là où tant d’autres recourent au string, au scandale et au tapage pour exister.

Et puis il y a les chiffres, impressionnants : depuis le début de sa carrière en 2006, Taylor a vendu plus de 200 millions d’albums, ce qui en fait l’artiste contemporaine la plus bankable. Devant elle, pas grand monde – The Beatles, Michael Jackson, Elvis Presley, Madonna, Rihanna et Eminem. En termes de ventes, nul doute qu’elle les dépassera, quand bien même avec sa peau pâle, ses cheveux blonds et ses yeux bleus, elle est aujourd’hui la princesse soft d’une Amérique qui, dans un mouvement paradoxal, rejette des caractéristiques physiques et sociales, qu’elle juge désormais oppressantes : il semblerait que le grand (petit) plus de Taylor Swift ne réside pas dans son apparence mais dans les mots qu’elle chante (d’une voix par ailleurs anecdotique), textes introspectifs visant à l’universel, s’adressant à tous ceux qui doutent et se réveillent la nuit – au pays de opioïdes, je suppose qu’ils sont nombreux.

Peu à la page dès lors qu’il s’agit de mainstream, je suis infichu de fredonner une seule des chansons que Taylor a composées sur les dix albums qui ont précédé le curieusement nommé The Tortured Poets Department, mais la présence d’Aaron Dessner au casting de ce nouveau disque m’intrigue. Il faut se rappeler que Taylor avait vocalisé sur un morceau (The Alcott) du dernier opus de The National, dont le titre – First Two Pages of Frankenstein – évoquait non seulement l’œuvre de Mary Godwin mais également les jours passés à écrire, en la villa Diodati, avec Shelley et Byron. La poésie, inégalable et puissant viatique intellectuel, aurait-elle innervé les compositions d’une Taylor Swift que l’on a par ailleurs croisé ces derniers mois chez Christine and the Queens ?

The Tortured Poets Department. Intitulé alambiqué (je passe sur le probable clin d’œil au film de Peter Weir, Dead Poets Society), certainement malicieux (Taylor s’est elle-même nommée chef du département des poètes torturés), et dans l’air du temps puisque les agents du show-business, de Lady Gaga à Paul Pogba, évoquent désormais sans crainte ni pudeur les fragilités mentales dont ils font l’objet. Enfin, l’imagerie du poète maudit, dandy décadent et incompris, aux fulgurances célestes et aux addictions morbides, portrait largement romantisé, conserve – auprès d’une partie de la population – un certain charme, même si aujourd’hui plus personne ne lit de poésie, en tous cas d’obédience classique : en France, en lieu et place de Novalis, Walt Whitman et Sylvia Plath, on a des Rupi Kaur, qui sévit sur Instagram, et des Arthur Teboul (oui, le chanteur de Feu ! Chatterton). Par contre, si on se fie aux données issues des réseaux sociaux, la poésie a le vent en poupe. Mais quelle poésie ? De la poésie de merde, je suppose. Et donc, d’emblée, même si je pourrais me contenter d’invoquer la fréquentation des musiciens de The National, l’intitulé du nouvel album de Taylor Swift me pose problème, par la dissonance qu’il engendre entre une prétention à la culture (qu’on le veuille ou non, la vraie bonne poésie, de Milton à Emily Dickinson, reste élitiste, puisqu’elle nécessite un certain bagage intellectuel) et un public pas très raffiné (pour apprécier un truc aussi fade que la musique de Taylor Swift, il faut avoir bien peu de goût). C’est comme si elle cherchait à conquérir le cœur des urbains de Brooklyn et San Francisco, alors que son auditorat de base, c’est le plouc blanc du Midwest. Ou alors, la poésie est devenue un truc de plouc : tout le monde peut écrire donc tout le monde est poète, il suffit de le décider, de le décréter et de le faire savoir, magie d’Internet.

Si le onzième album de Taylor Swift est long (seize titres, soit plus d’une heure – il raconte son énième énième énième énième énième énième énième énième énième énième énième énième rupture sentimentale), il se double d’une version – dite anthologique, pourquoi ? – de quinze titres supplémentaires : une telle créativité ne saurait être passée sous silence, même chez ADA, où nous privilégions l’underground ; après tout, la présence d’Aaron Dessner (qui cosigne la majorité des titres) mais également de la géniale Florence Welch (souvenir ému d’un concert en 2008 à Barcelone, tandis qu’elle se cherchait encore, mais déjà son talent éclatait) nous pousse à la curiosité.

On se lance, muni de quelques bières. La petite fille parfaite de l’Amérique va-t-elle faire pencher la balance en sa faveur ?

Ah ah. Vous pensez que je vais perdre mon temps à écouter 31 chansons de Taylor Swift ??? Oui. J’ai encaissé un torrent de ballades sirupeuses, desquelles rien ne ressort – on se demande ce que Post Malone et Florence and the Machine sont venus faire dans cette galère, on leur a limé les griffes –, mais je suppose que l’étudiante de Denver sera touchée et inspirée et griffonnera dans son journal intime des banalités qu’elle jugera aimables. Alors oui, ça n’écorche pas les oreilles, on oscille entre pop et folk, avec une pincée d’électronique et de syncopes, mais que c’est insipide !!! Et justement, parce que c’est insipide, ça fonctionne : quoi de plus universel que le néant ?

A mon sens, chez Taylor Swift, la musique est secondaire. C’est le bruit de fond qui accompagne un storytelling maîtrisé, dans lequel humilité (Taylor vient en aide à un disquaire indépendant) et records de vente (Taylor est milliardaire – ce qui ne l’empêche pas d’être réellement humble, si elle l’est réellement) s’accompagnent de bien trop de dissonances : à un titre d’album faussement sophistiqué et un chouïa prétentieux (on est loin des courts intitulés des opus précédents – Red, Fearless, Evermore, etc.) s’adjoint une pochette en noir et blanc absolument cheap, qui (à priori) présente une languide Taylor en sous-vêtements sur un lit aux draps blancs, ambiance Fifty Shades of Grey. WTF ? Dans The Tortured Poets Department, rien ne va : musique liquide vaisselle, visuel érotisant à deux balles, intitulé vaguement intellectuel, c’est à se demander si, à force de ratisser large, Taylor n’est pas pour une fois un peu larguée. Par chance, son public l’est également (on en revient à la schizophrénie que j’évoquais plus haut), ainsi que l’époque et, puisque je viens de perdre deux heures à commenter un album épouvantable de vacuité, moi aussi.




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