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Ami, arrête-toi, assieds-toi à côté de moi. Je vais te raconter une histoire, pas vraiment un conte, plutôt une fable mais sans moral. L’histoire d’une famille, d’une famille comme la tienne. Ni vraiment parfaite, ni pleinement cabossée.

La fable... Un petit garçon, Sufjan, avec sa longue frange et sa coupe au bol qui bouffe son regard et ses rêves.

Sa maman, Carrie, aimante et fragile. Son beau-père, Lowell, qui tient dans un gant de velours ce petit ensemble instable.

Les années qui passent, les repas autour de la table, les rires, la découverte de la musique puis puisqu’il faut toujours que les chemins mènent à une fin, un 4 du mois de juillet, une chambre d’hôpital, le temps des regrets et des remords qui commence.

Cette histoire, c’est celle de Sufjan Steven qui circule tout au long des 12 titres qui constituent le bouleversant "Carrie And Lowell".

Il y a des œuvres aux évidentes filiations, aux nécessaires parentés. Je ne parle pas d’influence ni de confluence. Non,non, ami, élargissons notre vue. Ne vois-tu pas le rapport évident entre le "No Song, no spell,no madrigal" de l’aîné Peter Milton-Walsh que chez le fiston Sufjan.

Pourtant, à l’écoute des deux albums, sans doute , mon ami, ne verras-tu pas de communauté d’esprit entre les deux artistes ?

J’en conviens aisément mais sans doute le seul autre frisson universel, par delà l’amour, restera toujours l’expérience de la mort d’un proche et du deuil. Frisson universel comme thématique des deux disques.

La perte d’un fils pour l’un, la mort de sa mère et de son beau-père pour l’autre.

Tu sais l’ami, j’ai parfois trouvé la position de génie dans laquelle on a installé Sufjan Stevens un peu surestimé. Non pas que je ne savais pas voir en lui l’immense talent évident mais j’avais du mal à le voir autrement que comme un doublon plus ou moins doué d’Elliott Smith quitte à faire bondir certains (Ce qui est en soi est déjà très beau).

Je ne cernais pas toujours ses choix d’expérimentation ("The Age of Adz" pour ne citer que lui).

Certes, à partir de pas grand chose, il pouvait soulever en moi comme en toi l’ami des déchirures profondes mais qui s’estompaient. Un détail que je ne parviens à définir vraiment me dérangeait dans sa musique, un petit rien dans un des coins reculés parasitait mon attention. Peut-être, un je ne sais quoi de suspicion de sincérité, de facilité.

Pourtant, paradoxalement, d’évidence, les ingrédients étaient là mais la recette ne prenait pas.

Toujours paradoxalement, c’est avec "Carrie And Lowell", son album qui le rapproche toujours plus d’Elliott Smith que je suis enfin pénétré de sa musique.

Vois-tu l’ami ? J’aime les hommes de mots en musique. J’aime Mark Kozelek et ses rocs comme des maîtrises de l’impudeur. Cette fois-ci, c’est le cristal de Sufjan Stevens qui me transperce.

Je me reconnais dans ces constructions à la fois pleines, limpides et sybilinnes comme l’"Hospice" de The Antlers. Tu sais l’ami, ces non-choix entre une certaine froideur clinique et le paroxysme des derniers instants que l’on partage.

"Carrie And Lowell" est un reptile qui rampe lentement et t’infiltre doucement. Du "Death With Dignity" qui laisse l’esprit du silence s’ouvrir en nous au "Should Have Know better" (aux tonalités si proches du KIngs Of Convenience des débuts)qui réveille nos flâneries libertaires de nos 03 ans, quand nous étions doux, pas usés, nous traversons des âges comme des particules de sentiments.

Chez Sufjan Stevens, l’ami, il y a cette maîtrise d’une narration complexe aux différents espaces temps et aux personnages mêlés.

Entrer dans "Carrie And Lowell", c’est participer de ces moments à venir, peindre les murs de nos maisons à l’intérieur de nos têtes d’un papier peint intime.

C’est marcher dans des couloirs obscurs, rejoindre la butte de Spencer, ces lieux sans mémoire pour nous ("All of me wants all of you"). C’est sentir les autres derrière les pertes et les portes ("Drawn to the blood").

C’est entendre ceux qui font l’amour, qui soupirent, qui rêvent, ceux qui hurlent face à leurs mirages.

"still I pray to what I cannot see

in the sprinkler I mark the evidence known from the start

from the bed near your death and all the machines that made a mess

far away the falcon flew

now I want to be near you"

Le propre d’une grande œuvre c’est qu’elle résonne en nous , l’ami, mais pas que. Elle résonne aussi dans d’autres œuvres déjà existantes. Tout au long de l’écoute de ce "Carrie And Lowell" étrangement lumineux et clair, je ne pouvais me sortir de la tête les mots de Henk Hofstede, leader des Nits. Ces mots dans "The House" sur le mini album "Hat".

"I saw the pictures of the family still young

And I knew they were all dead and gone."

Un jour, les mythes doivent être oubliés, les fables perdre de leur sens. Un jour, il faut bien mourir, poser son ombre au pied d’une croix mais avant cela, on aura aimé, aimé les autres, les moments, l’intensité de nos amours. Avant de mourir, il faudra bien vivre.

Il faut être, mon ami. Il faut être de chaque instant, mon ami...

Dans les pièces plus blanches, dorment ceux qui doivent mourir, s’éteignent les Versailles de nos enfances.

http://music.sufjan.com/