Rarement un artiste n’aura à ce point clarifié sa situation musicale qu’Alain Bashung avec « Play Blessures ». Disque-kamikaze, véritable suicide artistique, remise des compteurs à zéro, le quatrième « véritable » album de Bashung fut d’abord la résultante d’une grosse dépression.
Porté en triomphe (mais pas toujours pour de bonnes raisons) sur la foi des tubes « Gaby Oh Gaby ! » puis « Vertige de l’amour », Bashung craque : l’alcool et le surmenage viennent d’avoir raison de sa santé psychologique. Surtout, Bashung ne se reconnait pas dans l’image médiatique que certains véhiculent de lui. Il se voit pur rockeur, sorte de Gene Vincent à la française, en plus destroy encore. Une moitié de la presse se complait pourtant à l’enfermer dans une image de plaisantin bien plus proche de la variété que du rock’n’roll. Bashung fantasme alors un véritable disque rock, extrême, sans compromis, pur et dur ; ce que ni « Roulette Russe » ni « Pizza » n’avaient réussit à personnifier (il s’agissait de mises en chauffe, de premiers essais, avec des contraintes commerciales – un tube obligatoire -, des budgets serrés et l’obligation de faire ses preuves sous peine de rupture de contrat).
La dépression vécue par Bashung possède au moins une résolution positive : requinqué, l’artiste décide d’enregistrer l’album qu’il a en tête, une sorte de diamant noir en forme de sabordage (d’ailleurs, le premier titre de travail de « Play Blessures » est « Apocalypso », ce qui résume bien la situation autodestructive dans laquelle Bashung se trouve alors). Et qu’importe l’inévitable déception de Philips : Bashung n’a guère l’intention de fournir un énième « Vertige de l’amour ». Son nouveau disque, il le veut en totale rupture à la fois de ses précédents travaux, mais également des tendances musicales françaises qui, en ce début de décennie 80, ne prennent toujours pas le rock au sérieux.
Bashung se met à emmagasiner des tonnes d’ébauches, de sons et de pistes musicales. Pas encore de paroles (juste un chant en yaourt) car Bashung ne veut pas que ses musiciens dépendent du sens – ou du non-sens - des mots. A un moment donné pourtant, le problème du langage entre en ligne : un peu en froid avec les anciens comparses Boris Bergman et Jean Fauque, Bashung tâtonne jusqu’à recevoir l’illumination quant-au parolier idéal : Serge Gainsbourg, pas moins ! Plongé dans la préparation de son deuxième long-métrage (« Equateur », avec Francis Huster et Barbara Sukowa), il se trouve que Gainsbourg a du temps libre. Intrigué par la personnalité d’Alain, et trouvant en ce dernier un formidable compagnon de beuverie, Gainsbourg accepte. On imagine également l’auteur de « Melody Nelson » séduit par l’allure cuir destroy de Bashung, trop heureux d’être sollicité par cette jeunesse insoumise. Des jours durant, Bashung et Gainsbourg s’enferment dans un café, picolent comme des malades et extirpent de leurs inspirations alcoolisées des merveilles de jeux de mots, de dérives urbaines comme il n’en existait guère en France, de digressions totalement branques.
Le résultat ressemble à ce genre d’albums dont-on se demande, aujourd’hui encore, comment la création et la liberté furent possibles. A fond dans une cold-wave version française (ce qui n’existait pas en ces années mitterrandiennes), « Play Blessures » tient haut la main comparaison avec les anglo-saxons (et souvent, les surpasse).
Sur des synthés polaires et des grattes tranchantes dignes de Joy Division, Bashung y parle de bitume, de toilettes sordides, de banlieues et de « cascadeur sous Ponce Pilate ». Une première dans notre contrée ! A tel point que l’album, de façon prévisible, ne se vend pas des masses (le single « C’est Comment Qu’On Freine » n’a rien d’un hit) mais paradoxalement permet à Bashung d’acquérir la reconnaissance du public rock. En effet, si Philips tire la gueule, Bashung a de quoi jubiler : enfin en rupture avec l’idée de variété, l’artiste devient le fétiche des émissions TV spécialisées (ce fut à cette époque, dans « Les Enfants du Rock » particulièrement, que nous découvrîmes un Bashung aussi essentiel que totalement ravagé).
Certes, Bashung s’incendie ici volontaire (les strophes « Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu / Mort de soif dans le désert de Gaby / Respectez une minute de silence », sur « Je Croise aux Hébrides », ne laissent planer aucun doute) mais moins dans une volonté de mise à mort que dans la perspective d’un véritable départ. Comme si « Play Blessures » allait permettre à Bashung, et ce fus le cas, d’ensuite jongler à sa guise, selon les envies et les humeurs, le long d’une discographie toujours régie par une rupture jamais planifiée.
Avec le recul, on peut voir en « Play Blessures » le premier album dark de Bashung. Il y en aura beaucoup d’autres, déconcertants, fascinants, obsédants : après l’humour façon Loulou Picasso de « Passé le Rio Grande », place à l’électronique baudelairienne de « Novice » ; après l’évidence folk-rock d’« Osez Joséphine », l’hermétisme intime de « Chatterton » ; suite à l’écrin mélodique de « Fantaisie Militaire », l’incroyable travail sonore de « L’Imprudence » (un disque que même Mark Hollis n’a jamais envisagé, c’est dire)…
Mon collègue Greg Bod écrivait sur ADA, à propos d’une chronique sur Bill Fay, que certains albums arrivent pile au bon moment dans une vie. J’ajouterai que certains albums arrivent pile au bon moment sans que l’auditeur n’en prenne conscience des années et des années durant. Car la jeunesse ou l’enfance ne permettent pas le jugement critique : l’artiste qui tourne quotidiennement dans l’enceinte du refuge familial est obligatoirement bon. Pas un hasard si l’on rencontre souvent des érudits rock tombant en larmes à la simple évocation d’un « Take On Me » ou d’un « Pale Shelter » : l’enfance n’autorise aucun avis critique, elle s’accapare la bande-son du moment pour ensuite en faire des instants nostalgiques, des saveurs proustiennes, des repères fondamentaux…
Remercions donc les sœurs ou les frères ainés qui, début 80’s, firent tourner en boucle dans leurs chambres les disques de Taxi Girl, Gainsbourg, Bowie, Daho ou… Bashung. Sans le savoir, ils (elles dans mon cas) nous offrirent un point de départ rock’n’roll ainsi que des balises à ne jamais abandonner. De ce point de vue-là, « Play Blessures » est bien plus qu’un album rock ; c’est une leçon de vie, un guide vers lequel il bon de souvent revenir fureter pour mieux se retrouver.