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Sortant de taule pour trafic d’héroïne (Patrick Eudeline se demmerda pour faire croire à la presse qu’il s’agissait d’une affaire de coke), Daniel Darc regagne son domicile en train. Il feuillette les mémoires du célèbre danseur russe Vaslav Nijinski. Soudain, son nez se met à saigner, abondamment, jusqu’à tacher d’hémoglobine une photo du roi de la danse. Pour Daniel, c’est un signe : il va totalement s’identifier au danseur russe, sans doute car, au-delà d’une troublante ressemblance physique, l’ancien Taxi Girl ne pouvait que se sentir proche d’un artiste dépressif adepte des hôpitaux psychiatriques. Deal intime : le prochain album solo de Daniel puisera son inspiration non pas dans le parcours de l’artiste Nijinski, mais dans des thèmes et des obsessions que les deux hommes partagent (l’élévation spirituelle, les élans mélancoliques et suicidaires, la marginalité et la solitude). D’ailleurs, comme pour se réapproprier la figure du danseur russe, Daniel décide de marquer la différence en baptisant son disque « Nijinsky » (avec un troublant « y », donc). Où en est Daniel Darc à cette époque, c’est-à-dire aux alentours de 94 ?

Musicalement, il a su faire le deuil de Taxi Girl en revenant à des fondamentaux rock : le poignant « Parce que », en collaboration avec Bill Pritchard ; l’inégal mais parfois foutrement habité « Sous Influence Divine » que produit Jacno ; l’apaisé single « La Ville » que lui concocte son vieil ami Etienne Daho comme une réponse à la virulence d’un ancien « P.A.R.I.S »… Professionnellement, le déclin est proche. Trainant difficilement son image de junkie et son bref séjour à la prison de Bois-d’Arcy, Daniel Darc est une personnalité non grata pour les patrons de labels qui redoutent de voir l’artiste vomir sur leurs tapis. C’est donc sur une structure certes réputée mais néanmoins en perdition depuis son âge d’or 80’s que Daniel finit par signer : Bondage.

Enregistré avec George Betzounis, « frère » de Daniel, guitariste ayant accompagné Johnny Thunders et leader des très cultes Pure Sins (et qui figurera avec sa copine Ria sur la pochette intérieure du CD), « Nijinsky » voit Daniel Darc se frotter à ses obsessions de toujours : le rock déglingué tendance Richard Hell / Patti Smith, l’acoustique dylanienne aux mots désabusés, les écarts langagiers gainsbourgiens, le soufre des confessions arrachées lors de déambulations chimiques parfois proches de celles d’un Pacadis (avec qui Daniel partageait au moins trois points communs : l’écriture innée, la dope et l’aversion des bains). Le résultat est certainement la réussite la plus éclatante et évidente de Daniel, beaucoup moins Darc que véritablement Rozoum sur ce coup. Le titre phare, « Nijinsky », s’y voit décliné en deux opposés, le premier misant sur le riff électrique assassin (une version, que Daniel n’appréciait pas trop, imposée par la maison de disques), le second, baptisé « Clown de Dieu », bien plus conforme à la vision sombre et mélancolique que Daniel se faisait de son véritable deuxième album solo. « Sur La Route » est un évident hommage, bien que modeste, à Kerouac, pendant que « Tournez, Tournez » permet à Daniel de s’exhiber en amoureux blessé (« tournez sans jamais regretter l’amour / offert en vain / refuser pour toujours »). « Toujours L’Hiver », autre sommet, affute cette écriture confessionnel bien que jamais ne versant, de près comme de loin, dans le déballage intime ou l’auto-apitoiement (magnifique « bien sûr ces blessures / tu les garderas / toutes ces déchirures / ne disparaîtront pas »). L’envoutant « Pitchipoi Hotel » permet à Daniel de pratiquer l’exercice littéraire comme pour palier sa frustration de ne pas réussir à écrire ce fameux roman qui ne verra finalement jamais le jour. Et puis il y a « Le Feu Follet », cérémonie noire mais lucide dans laquelle cet éternel Dorian Gray n’offre rien moins que ses adieux au monde…

Grand disque titubant, préparant à sa façon l’arrivée d’un Christophe Miossec l’année suivante, « Nijinsky » est un échec commercial. Au moins deux raisons à cela : d’abord, une presse écrite qui n’insiste pas suffisamment sur la beauté poisseuse de l’album, certains chroniqueurs y exprimant même du mitige ; ensuite et surtout, une sortie sabordée par Bondage qui, en manque de thune, ne permet pas d’offrir à Daniel la publicité qu’il mérite et distribue l’album n’importe comment (comme le disait Darc : « les gens voulaient acheter mon disque, mais celui-ci était introuvable dès sa sortie »). Malheureusement, à ce stade de sa carrière (alcoolisme, prison, réputation junk punk), Daniel Darc ne peut pas se permettre un échec commercial. C’en est suffisant pour le petit monde ingrat du métier qui décide que l’ancien Taxi Girl n’est qu’un has-been à retrouver overdoser dans un quelconque bar à putes du 18ème. Conséquence prévisible mais parfaitement injuste lorsqu’on sait que Daniel, même dans un état lamentable, ne cessait de prendre très à cœur, et avec sérieux, l’enregistrement d’un disque (de la même façon qu’Alain Pacadis, encore un point commun dandy punk, se dénichait rétamé sur les fauteuils du Palace à cinq heures du matin mais, par un curieux miracle, écrivait et apportait son feuiller quotidien à « Libé » dans la journée même).

L’échec commercial, parfaitement aléatoire et injustifié, de « Nijinsky » plonge Daniel Darc dans sa fameuse période dèche / 8.6 / épiceries arabes / amis fidèles qui lui filent du fric ou qui l’accompagnent dans de passionnantes discussions nocturnes rythmées par le pschitt des canettes de bières… Prolifique, même si dénué du moindre espoir de retrouver un contrat (l’autoproduction, à la limite), Daniel écrit beaucoup, énormément, jour après jour. De la pure poésie, des envolés lyriques loin des anciennes tortures d’antan. Ne pas mettre en musique ces nouveaux textes serait une perte, un gâchis… Sauf que Daniel attend la personne qui lui servira d’aiguilleur, de mentor. Etienne Daho, rencontré par hasard dans une épicerie juste à côté de l’appartement de Marie-Rose Rozoum (sa mère dévouée), lui a pourtant dit : « Daniel, si tu veux que je produise ton prochain disque… » Mais Daniel semble imaginer autre-chose. Il croit en une rencontre miracle, une rencontre sans doute plus indé, plus urbaine. La certitude et la confiance de Daniel Darc, à cette époque, inspirent des leçons de vies et obligent à ne jamais perdre confiance en soi. Car si tout le monde le dit mort (même parmi certains de ses proches), Daniel n’affiche jamais le moindre défaitisme : il attend, il sait qu’il finira par enregistrer un nouveau disque, il a encore des choses importantes à exprimer… La suite, pas la peine de la raconter : croisé dans la rue Charles Delescluze, Frédéric Lo, un jour anthologique, ramènera Daniel parmi les grands vivants, pour le succès que l’on sait…

Difficile d’imaginer que « Nijinsky » puisse avoir eu une quelconque influence (divine ou pas) sur la scène rock française tant cet album rejoignit dès sa sortie le rayon des introuvables. Moi-même dû me contenter, des années durant, d’une copie K7 (la seconde fois où je vis ce disque en chair et en os, ce fut chez George Betzounis qui, chanceux, ne s’était jamais séparé de son exemplaire). Récemment encore, un ami, grand érudit musical et fan de Daniel Darc, avouait, lorsqu’avec lui j’évoquais la carrière solo de Daniel, n’avoir jamais entendu parler de « Nijinsky ». Lui faisant écouter une version MP3 du disque, cet ami s’étonnait qu’une si belle œuvre puisse croupir dans une telle confidentialité (il est vrai qu’il s’agit également du seul album jamais réédité de Daniel Darc). Bien sûr, de Diabologum à Dominique A en passant par Matthieu Malon, on cite plus volontiers (et à raison) Taxi Girl que la carrière solo de DD. N’empêche que : pour l’auteur de ces lignes, « Nijinsky » restera aussi bien le sommet de Daniel Darc qu’un « classique » absolu du rock français. Pas punk, non, rock, vraiment rock…




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