« Je suis devenu un homme de l’Ouest à l’âge de 17 ans, pendant l’été 1944, en faisant de l’auto-stop à travers les États-Unis. J’ai eu le coup de foudre, une passion qui ne m’a jamais quitté ».
Ces phrases sont celles d’ Edward Abbey, dont les écrits écolo (pour faire court) et les essais auraient inspiré cet album de Manolo Redondo. Dans le recueil de textes Un fou ordinaire (1988) - source : Wikipedia - Edward Abbey se définit comme « un vrai « conservateur sauvage et utopiste, aux yeux écarquillés, au cœur sanglant » [...] qui a désormais compris qu’un système social radicalement industriel, totalement urbanisé et élégamment informatisé n’est pas apte à accueillir dignement la vie humaine. » « Certaines de ses prises de position (ndlr : et pas des moindres !) ont plus particulièrement prêté à controverse » ; cependant « Il dénonce la démesure industrielle pour ses effets destructeurs sur un territoire qu’il entend préserver, à l’instar des héros de son roman Le Gang de la clé à molette, dont le mot d’ordre est : « Garder ça comme c’était ».
Garder ça comme c’était. Risquée, cette maxime - surtout en art. Ne surtout pas garder ça « comme c’était », tout changer, muter, accepter le mouvement, se lancer dedans à bras-le-corps, se jeter à l’eau… Une fois je m’étais dit que je lirais Henry Thoreau, je l’ai acheté, et je l’ai à peine commencé que je l’ai prêté à mon beau-frère, pour ensuite divorcer (aucun rapport de cause à effet) alors je n’ai jamais revu le bouquin. Ce qui n’est pas totalement dramatique, mais on « garde » rarement « ça » comme c’était.
Preuve en est cet album-cadeau : Dam Gonna Break de Manolo Redondo qui va sortir dans quelques jours, il est tout neuf. Nous avions (kit de presse oblige) des a priori - pas forcément négatifs d’ailleurs (« Avec un son qui nous évoque The National, Sufjan Stevens ou bien Chad Van Gaalen, Manolo Redondo propose, une fois de plus, un album très riche, audacieux et à l’âme conquérante. » source : Exaholab promo) mais toutes ces références, ça faisait beaucoup pour un album.
Après quelques écoutes de Dam Gonna Break on pense à Syd Matters - un peu - et surtout surtout on ne pense à rien : une paix inédite nous envahit le temps que défilent les onze titres, et même après. En ceci, Dam Gonna Break est très réussi. Il rend l’auditeur contemplatif, au-delà des chansons, il lui permet de regarder loin, très loin, plus loin que la fenêtre ; il permet l’évasion, dans son sens le plus noble : rien ne compte plus que le moment présent, celui de l’écoute, mais en oubliant les mots, en oubliant de penser, sans cesser de ressentir des émotions. Serait-ce un album méditatif ? Peut-être bien.
La voix de Manolo dégage une certaine puissance doublée de cette douceur (il ne chante pas FORT) qui a été mise en avant sur l’album, en studio (lequel ?). En attendant de le découvrir en live, on sent à l’écouter que Dam Gonna Break se fait une place à part, une place de choix, entre folk (c’est réducteur) country (non, en fait), rock ? Pop (mouais) ?
Un album très vivant, qui réveille. On soupçonne une sensibilité à la Neil Young dans cet observatoire que Manolo Redondo s’est construit sur le monde : il y joue et y chante très juste, et cet album est surprenant à plus d’un titre. Musicien en retrait mais pas asocial. Lucide mais pas jugeant. Quand on croit que c’est terminé, « Flowers » continue. Idem sur « Power », parce que la batterie et les accords de guitare s’arrêtent juste un instant, suspendus quelque part… Alors que l’on se demande où ils sont passés, et que l’on s’inquiète - à juste titre - de leur absence, il reviennent accompagnés de la basse.
C’est Spain qui réussissait ça très bien. Les premiers Devendra Banhart aussi. Manolo Redondo peut à son tour se targuer d’avoir situé son humilité juste où il faut : sur un promontoire d’où on pourra non seulement l’écouter, mais l’entendre. Entre grâce et force, entre sagesse et coups de folie, entre été et hiver. Dam Gonna Break ou rebattre les cartes d’un avenir plus joyeux, où le temps s’écoule sans exiger de nous que nous le rattrapions « Je voulais plus revenir ici / Je voulais plus revoir la nuit / Je voulais pas revenir ici / trottoirs bitume mouillés, les heures comme les années à errer toute la journée / Dans ma rivière à nager nu / j’étais bien, j’avais bu, j’étais loin ça m’a plu. »
La musique devrait être aussi simple que ces quelques confidences que Manolo Redondo nous chante sur cet unique titre francophone : ressentir la vie battre en soi, la dire, la vivre, accepter. C’est tout.