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En t-shirt mon avant-bras colle sur la toile cirée de la grande table de la salle à manger. Le café est chaud à défaut d’être bon, les gâteaux sont mous, le paquet devant avoir été ouvert lors d’un passage précédent d’un cousin ou de la postière. Le renfermé est devenu l’odeur dans les pièces, l’humidité gagnant du terrain, mais l’affection que nous portons à notre vieille tata est toujours là, ne manquant pas à chacune des visites, de faire renaitre des souvenirs qui deviennent des pages de l’histoire familiale pour la progéniture parfois interdite. Chez tata nous venons chercher cela, à la fois les odeurs du passé qui longtemps ont fait ce que nous sommes, mais aussi le réconfort de la savoir encore là toujours prête à nous recevoir, même si beaucoup de choses n’ont plus changés depuis longtemps et que d’autres malheureusement partent pour certainement ne jamais revenir.

La réception du quatorzième album studio de U2 ne s’annonçait pas aussi bien qu’une visite chez tata. Les dernières nouvelles venant de chez eux ne nous faisaient pas baigner dans une forme d’optimisme. Trois morceaux en éclaireurs qui donnaient déjà des pistes quand à ce nouvel opus. Il sera comme toujours chez la bande à Bono baigné par l’actualité (en même temps, pouvons-nous là les condamnés nous sommes tellement tous influencés dans notre quotidien par une époque hallucinante, sauf ma tata qui ne regarde pas les chaines info). Il sera intimiste dans la façon d’écrire Bono se recentrant plus sur son monde (le premier morceau "Love is All We Have Left" est en cela une première chez les Irlandais de commencer un album tout en atmosphère quasi mystique), et enfin il se nourrira de l’expérience du groupe, celui-ci piochant dans son répertoire, un refrain là, un pont ici, des tics de guitare ici, et des refrains trop seuls parfois pour justifier d’une chanson entière. Ensuite il y avait le faire part, superbe pochette sur un passé (casque, visage incroyablement ressemblant du fils de Bono) qui se présente sous les traits de l’avenir, la fille de The Edge et le fils de Bono. Et puis il y avait ses rumeurs sur une possible maladie de Bono, confortées par le méchant coup de pelle que don visage a ramassé, rendant certains gros plans pendant la tournée anniversaire de "Joshua Tree" presque inquiétant (sur le fantastique "Exit" qui justifiait à lui seul le déplacement dans un stade c’était plus que criant).

Devant répondre à "Songs of Innocence" qui parlait du passé du groupe, revenant sur les événements, les histoires de famille, "Songs of Expérience" s’avérera comme un testament, des chansons comme des lettres qu’il fallait envoyer avant de partir, ou au cas où le départ était inéluctable et plus proche que prévu.

C’est l’album d’un groupe après quarante ans de carrière et (seulement) 14 albums, un album qui au final nous touche, déjà car il nous replonge dans des souvenirs. Le retour en force de la guitare acoustique chez The Edge comme à la grande époque du triptyque Boy October War (takes a seconds to say goodbye...oh oh oh) sur « Summer of Sun » (plus belle chanson du disque, radieuse) est un des points positifs que nous ne pouvions imaginer, certains parlant même du possible retour des machines de la meilleure période (Achtung Baby, Zooropa, Pop). Ce retour donne un côté joyeux à un disque qui sans tomber dans la morgue n’est pas là non plus pour vous réchauffer l’hiver (dommage il sort pile le jour de l’hiver métrologique). L’autre bonne surprise c’est que ce qui pouvait être un écueil, voir carrément un aveu de faiblesse sonne avec justesse. En empruntant des morceaux d’anciennes chansons nous pouvions rechigner comme avec les gâteaux de tata, mais dans nouveau contexte le croquant revenant, pouvant presque faire passer les titres desquels ces parcelles étaient originaires, pour des démos, des pistes que le groupe n’avait pas totalement accompagnées. Certains tics de Bono peuvent altérés le plaisir, certains sons de guitare de "Joshua Tree" peuvent nous fatiguer, mais ce qui nous rassure, et font que la tendresse est là, c’est qu’une forme de bonheur sage traverse un disque que nous prenons au final comme une visite chez notre vieille tante, avec ses souvenirs convoqués, ses imperfections, ses faiblesses nouvelles, mais le plaisir d’avoir des nouvelles et de la savoir vivante.

U2 est en vie, et si son expérience trahit en creux une inspiration qui se tarit, elle est là pour encore nous faire briller les yeux. Le groupe a enfin admis que le meilleur était derrière, mais qu’il en était ainsi et que plutôt que de se perdre dans une recherche pathétique ou des postures un rien vaines, il fête ce qu’il est ou a été, sans cynisme, avec certes de la nostalgie et la gorge parfois nouée, mais sans une once de rancoeur, comme si le feu sacré du groupe avait fait place à des braises chaudes en face desquelles il fera toujours bon se réchauffer, comme chez ma tata.

PS : oui je sais Bono a planqué des tunes, et alors, only rock n roll here.