Vous étiez où le 21 juin dernier, quand la (dé)fête de la musique battait son plein ? Pour ma part, je bullais à la terrasse du Ty Forn, troquet antédiluvien – sis à Sainte-Hélène-Sur-Mer, Morbihan – qui me vit à l’adolescence prendre une cuite épique à base de Gin Fizz et rentrer chez mon père on ne sait trop comment, vomissant tous les dix mètres et me jurant que l’on ne m’y reprendrait plus (tu parles, grandir en Bretagne = multiplier par mille la possibilité d’être un vilain pochetron) : sous un ciel menaçant, un verre de vin rouge à la main, j’observais les musiciens (dont mon père tranquillement calé derrière son accordéon) égrener mélodies traditionnelles que parfois je reconnaissais et, perdu dans mes rêveries (le temps qui passe trop vite, ce genre de conneries), j’observais les doigts glisser le long des flûtes et les mains frapper les percussions et l’archet frotter les cordes du violon, et alors je me disais que jouer de la guitare, d’autant plus en groupe, me manquait.
Il y a qu’un grain de beauté bizarre a poussé sur ma paume droite, et depuis je me sens comme amputé, si ce n’est de corps, au moins de sensations ou d’envie. On fait comment lorsque votre outil – et pour un musicien les mains sont bel et bien un outil – défaille ?
Le nouvel album de Jeremy Gignoux est une merveilleuse réponse à cette question douloureuse, à laquelle aucun musicien ne peut échapper : on ne fuit pas, on contourne le problème. Blessé à un nerf de la main gauche, le violoniste français exilé au Canada, après une pause que je suppose (oh, la belle allitération !) délicate, s’est réapproprié son instrument et sa pratique musicale en s’éloignant non seulement de toute idée de virtuosité mais également des progressions harmoniques qu’il appréciait tant, visant au travers des sept compositions de Odd Stillness une forme de minimalisme introspectif, que les musiciens invités – la liste est longue, contrebasse, trombone, trompette, clarinette, chant, percussions – surent, au-delà de la contrainte imposée (jouer une seule et même note), une fois toutes les pistes triturées en studio, magnifier.
En ressort une œuvre méditative, étrange et envoûtante, parfois (rarement) dissonante, qui lentement dévoile ses charmes, sachant que dans les intervalles le silence – objet musical à part entière depuis John Cage – occupe une place de choix. Le corps, changeant malencontreusement, change la donne : on se souviendra de Robert Wyatt ou de Vic Chesnutt, même si ici Jeremy Gignoux évolue dans des sphères plus abstraites et contemplatives, à la lisière de l’atonalité chère à Schönberg et ses héritiers.
Ainsi se succèdent les volutes, monotones (Grouny) ou harmoniques (Pedire, jazz en fin de vie pas très loin des productions de chez Constellation Records, les gimmicks du post-rock en moins), rappelées au désordre par les percussions – roulements, ponctuations, stridences inquiétantes – de Curmission. Plus loin s’installe le bourdon incarné par le chant de Rebecca Bruton, avec un Meditempt appelant à ouvrir la cage et laisser les oiseaux chanter au loin, là où ils seront certes moins audibles mais plus libres. Il en va ainsi des cuivres et des cordes de Brustred, que l’on devine s’enfonçant irrémédiablement dans la terre, la vase, le magma initial ; l’on croirait entendre un éléphant perdu dans un marécage, la nuit, c’est sans espoir.
Pas envie de paresseusement citer Pierre Boulez ou La Monte Young, références faciles que le chroniqueur éduqué et curieux objectivement évitera : à l’écoute du conclusif et grinçant Repeath, il est évident que Jeremy Gignoux cherche avant tout à, de manière très organique et contrôlée, non pas questionner l’abstrait et se faire le thuriféraire des grandes figures passées, mais bien à exister, au présent, en tant que musicien diminué et fort d’une expérience douloureuse qui le pousse à repenser son art. Voilà ce qui rend, au delà-d’une opacité plastique potentiellement difficile pour les néophytes, inestimable cet Odd Stillness.