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Ce moment de solitude où tu regrettes d’avoir levé la main pour répondre au prof, quand arrivé sur l’estrade tu ne sais plus quoi dire. Nous y voilà, j’y suis : devant mon ordinateur, le casque sur les oreilles, et dans les oreilles « Deltas », nouvel album polychromique aussi barré qu’envoutant de Louis Warynski AKA Chapelier Fou. Je ne sais pas vraiment quoi écrire. Pas parce que je n’aime pas ce disque, bien au contraire, mais parce qu’appréhender la musique du messin, s’y immerger, est une chose, raconter ces compositions savantes et ce fourmillement sonore en est une autre.

Depuis plusieurs années déjà, ce multi-instrumentiste de talent a su créer un univers qui n’appartient qu’à lui, explorant des territoires vierges, célébrant l’union de violons émouvants, de beats électro, de samples et de bruitages divers et variés. Mariage pour tous les sons. Un carrousel polyphonique. Comme un Yann Tiersen qui, en plus de ses instruments et de ses jouets aurait avalé au petit-déjeuner un synthé, des ressorts, des pales d’hélico, une caisse à outils, une boite à rythme, des circuits imprimés, une averse, un moteur, des allumettes, un cours d’eau, et une boite de crayons de couleurs.

Dès « Pluismes », vous plongez dans un monde de confrontations sonores surprenantes, lovées dans les nappes et boucles d’une électro gaie et savante mais jamais pesante. Car le danger d’un tel pari est bien connu : la tentation d’en faire trop, le risque que le talent, la mécanique, le bricolage ne prennent le dessus sur l’émotion. Ce n’est jamais le cas dans « Deltas » grâce notamment à la présence de violons agiles. Un disque qui, s’il est déjà emballant et cohérent, nécessitera plusieurs écoutes pour prendre la mesure de tous les détails, trouvailles, inventions et surprises disséminées dans ce dédale musical par ce bien nommé Chapelier Fou. Ici une guitare acoustique se frotte à des grincements et des ondées cristallines alors qu’une voix semble ahaner et un cuivre souffrir, le tout se fracassant sur une clôture électrique avant qu’un piano limpide ne vienne apaiser cette cavalcade. Plus loin une boucle vaporeuse épouse les contours de cordes déchirantes dans une ambiance d’eau ou de glace pour un voyage sous-terrain entre ombre et lumière. Le tic-tac d’une horloge ou d’une montre dialogue avec un violon taquin et un codeur morse. Bref, Chapelier Fou mélange, malaxe, mixe, triture, marie, conjugue, décline des recettes secrètes pour servir à nos oreilles épatées une cuisine sonore singulière et émotionnelle. On roule, on glisse, on plonge, on saute, on vole, on plane, des ailes mélodiques accrochées au dos.

Parmi tous les cadeaux que la musique nous propose chaque jour (la consolation, la joie, l’énergie, l’apaisement, la surprise, le désir, …), le voyage est probablement l’un des plus fascinant. Cette capacité à nous emmener loin ou tout près, là allongé sur un canapé ou assis devant un bureau, les yeux fermés ou mi-clos, les muscles relâchés, le corps détendu. Certains disques vous embarquent au bout du monde, vous téléportent dans les grands espaces américains, une forêt profonde, au bord d’une plage tropicale ou d’une falaise bretonne. D’autres vous plongent à l’intérieur : de vous-même, de mondes qui n’existent pas vraiment (quoique…), de décors à la richesse insoupçonnée, d’univers oniriques, joyeux et mélancoliques, de pays de merveilles plein de rebondissements. « Deltas » ouvre cette porte vers un tour des mondes imaginaires. Chapelier Fou en dessine les cartes, les contours, trace les frontières, suggère mais n’impose rien : libre à vous d’imaginer le voyage qui va avec cette musique inventive, accueillante et voyageuse.