(SPOILER ALERT : cette chronique commence par la conclusion – ce disque est un gâteau, un gâteau certes château, mais bourratif)
Depuis deux mois, je tourne et retourne le nouvel album des Cure dans tous les sens, allant jusqu’à m’interdire (momentanément) de le commenter : faute de me mettre au diapason des critiques enamourées, je m’en suis tenu à distance, puisque la seule image que j’en avais étais celle d’une énorme portion de forêt noire servie tiède sur une assiette en carton à l’issue d’un dîner de mariage dont je n’étais qu’un humble visiteur (le mec pas très beau qui sort avec la sœur de la tante de ton oncle honteux, ce genre de truc). Et donc, même si les Cure font indéniablement partie de mon ADN musical, il n’en demeure pas moins que… bah ouais, malgré tout l’amour passé, avec ce Songs of a Lost World à l’intitulé boursouflé je frôle l’indigestion.
Trop facile de se cacher derrière le débilitant emballement médiatique engendré par le quatorzième album des Cure, quand bien même personne, depuis les mitigés Wish (1992) et autres Wild Mood Swings (1996), n’attendait rien d’un groupe qui avait su exceller aussi bien dans le post-punk sautillant (Three Imaginary Boys, 1979), la déprime saisonnière (la fameuse trilogie Seventeen Seconds, Faith et Pornography), la pop bancale (The Top et The Head on the Door – mon album honteux préféré) que dans le psychédélisme lysergique (Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me et Disintegration), sachant que par ailleurs, dans la discographie de la bande menée par Robert Smith, tout se mêle jusqu’à l’infini dans nos mélancoliques constructions adolescentes.
Dans son estimable et regretté blog Totoromoon (ça fait toujours bobo quand une figure de l’underground se met en pause), Églantine Reymond évoquait son rapport intime aux œuvres de The Cure. C’était tellement bien écrit et si sincère et si peu poseur que – trois longs mois plus tard – je veux et vais faire pareil : m’exprimer sans fard et à hauteur du youngster que j’étais, à propos d’un groupe qui a jalonné ma jeunesse éternelle.
Adolescent des 80s, même si je connaissais déjà, par le biais des publicités et autres joyeusetés, des scies telles que In Between Days, il a fallu un après-midi à Concarneau avec ma cousine dépressive jugée foutue pour le réel – j’avais treize ans et elle seize ans, l’hygiène relâchée, les cheveux gras, le verbe cinglant, les bras couverts de cicatrices et l’esprit obstrué par un nihilisme suicidaire ; elle fumait des joints à la fenêtre en se plaignant de ses parents militaires – pour me ranger du côté des curistes : Cécile m’a montré le double 33-tours de Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me et rien que la pochette, j’étais dingue.
Dingue, mais jamais fan. Okay, je dois l’admettre, je ne suis fan de personne : jamais je ne me couperai un bras pour un artiste, tant j’ai conscience que les artistes ne sont qu’humains (humains subventionnés, aucune pureté dans l’art, surtout en France), et que l’humanité est un chiotte à ciel ouvert.
Un peu plus tard, Cécile s’est suicidée, comme son frère cadet (il voulait être danseur) puis sa mère, et leur père, le général alcoolique a fini seul, entouré de morts qui auraient pu être sa famille, s’il avait su qu’avoir une famille était plus qu’un simple agrément de soirée Ferrero Roche d’Or.
The Cure, c’est ça : je mets ma main à couper (la droite) (je peux me branler avec la main gauche, Internet m’a rendu ambidextre) que chaque auditeur doit gérer une forme de noirceur nihiliste et vivre avec, coûte que coûte, ce qui n’est pas le cas des fans de Coldplay, Muse et autres je-ne-sais-qui (Foo Fighters ???).
Ma noirceur, elle vaut quoi, à l’aune de Songs of a Lost World ?
Aparté. Bien sûr Salammbô n’est pas le meilleur roman de Flaubert, excellent narrateur (personne ne remettra en question son style – l’on s’accorde pour dire que c’est le parrain de son époque, malgré une production réduite) et fin contempteur des avanies qui lui sont contemporaines, mais il possède un charme certain, en partie du à sa pesanteur syntaxique, presque tellurique : j’imagine que Robert Smith, féru de littérature, l’a lu et s’en imprègne, tout autant qu’il a lu les œuvres boursouflées d’auteurs tels que Lautréamont.
L’on préférerait que Robert eusse parcouru Huysmans, qui parfois se laisse aimer par facilité (l’ombre des cathédrales, quitte à oublier la bigoterie tardive), mais il suffira d’une chanson telle que A Fragile Thing et son piano joué à deux doigts pour nous ramener au réel : les Cure expriment un truc perdu, un truc perdu à jamais, un truc brillant qui s’estompe lentement dans la pénombre douteuse - ils sont en rade et le savent, ils veulent maîtriser la fin de l’histoire.
Chaque morceau qui se déroule en mes oreilles engourdies sonne comme un rappel à l’ordre : écouter de la musique, c’est savoir ne PAS l’écouter uniquement avec les oreilles, mais aussi avec sa mémoire et les projections mentales qui l’accompagnent. En ce sens, le dantesque Warsong, d’une noirceur rarement éprouvée depuis des décennies, à lui seul mérite le détour : me revoilà en 1986 avec ma cousine Cécile, qui me raconte le fameux concert à Orange.
Alors, tant pis pour les introductions à rallonge qui expriment peu, sauf à laisser entendre de la bouillie sonore (Alone), les claviers ultra ultra ultra cheap (tout le temps), les ambiances néo-bourrin (Drone : NoDrone, une purge, même Billy Corgan aurait honte), les pianos MIDI joués à un doigt (I Can Never Say Goodbye – ceci dit, les Cure ont toujours joué du clavier à un doigt), les resucées lysergiques pas si honteuses que ça (A Fragile Thing), le lyrisme pop bon marché (All I Ever Am) et l’interminable Endsong, aux sonorités bien trop édulcorées.
Je suis incapable de jauger ce Songs of a Lost World dont je ne sais pas vraiment quoi penser - même si j’en admire l’intention (le groupe transcende sa fin programmée) (consubstantielle à la fin du rock mainstream, non ?), l’ambition (le format étiré des chansons), l’atmosphère (le recours à la réverbération) et la mélancolie (les tonalités grises bleutées), il y a en mon âme qui n’attendait rien comme un gavage d’oie émotionnel, et moi je n’ai plus faim.
Et si je n’ai plus faim de ce qui autrefois me nourrissait, alors c’est que peut-être ai-je trop vite, peut-être ai-je changé, peut-être me suis-je blasé, peut-être sur le chemin mou mes poches ou mon cœur ou mon âme se sont vidés : personne ne m’aura volé et encore moins Robert Smith, qui se montre au crépuscule de son immense carrière d’une générosité sans égale. Après tout, si je préfère le Cure qui assèche et frustre, le Cure qui nourrit, voire nous gave (les concerts de trois heures, festin de Babette tout autant que de Bob) , reste un des meilleurs groupes de tous les temps : pour faire simple, si le dispendieux Songs of a Lost World était sorti juste après Disintegration, on ne se couperait pas les cheveux en quatre – un des meilleurs albums de l’année, mais de l’année 1990.
Et vous, vous écoutiez quoi, en 1990 ?