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Influence revendiquée de groupes tels que Depeche Mode, The Smiths et Faith No More - j’en passe et des meilleurs (ou des moins bons) -, les américains de Sparks exercent depuis le début des 70s une sorte de fascination curieuse mêlée de crainte (le cheap, c’est chic), tant il est difficile d’appréhender leur œuvre protéiforme, ne serait qu’au travers des visuels cringe dont savaient nous gratifier les frères Mael : leur immense carrière les a vus croiser Todd Rundgren, Tony Visconti ou encore Giorgio Moroder et si, depuis l’acmé Kimono My House (1974), leur pop sophistiquée un peu barrée a su traverser les époques, alternant succès et périodes moins fastes, leur récent retour en grâce, notamment en Angleterre, grâce à Hippopotamus (2017) et A Steady Drip, Drip, Drip (2020) , attire forcément l’attention, d’autant plus au vu des critiques dithyrambiques suite au concert donné il y a quelques jours au Grand Rex, sachant qu’en outre ils avaient remporté l’année dernière le César de la meilleure musique de film pour Annette, long métrage de Leos Carax pour lequel ils avaient également coécrit le scénario.

De là à penser que la France est le pays des crooners échoués (Jarvis Cocker, Stuart Staples, Pete Doherty, Neil Hannon, Alex Kapranos), il n’y a qu’un pas, que je franchis avec malice mais non sans affection.

The Girl Is Crying in Her Latte, en son énoncé taquin, certainement ironique eu égard aux endroits où l’on savoure ce genre de breuvage insignifiant, me fait rire. Je ne sais pas pour vous, mais moi, je visualise une It Girl éplorée dans un Starbucks parisien, smartphone à la main, Macbook sur la table, contemplant intérieurement les vestiges de sa vie sentimentale tout en guettant les like du selfie de pizza margarita qu’elle a posté la veille sur Instagram tandis qu’elle dînait à Popolare, rue Réaumur, et son chat lui manque, et le type qu’elle a rencontré à l’International ne la rappelle pas, pourtant elle aimait bien sa maigreur stylée, sa moustache un peu crade, ses piercings et ses discours vigoureux sur le féminisme et le patriarcat et son ex perverse narcissique, et ses parents ont oublié de lui faire un virement bancaire alors elle devra taxer de l’argent à sa colocataire un peu chiante qui passe ses soirées à bosser alors qu’à notre âge, tu comprends, faut profiter, pense à ta santé mentale, te laisse pas niquer par le système, paye mon loyer s’il te plaît. Oui, j’extrapole et j’exagère, mais quand lettre après lettre on construit des phrases sur un clavier, comment ne pas se laisser aller à la rêverie, à l’aune d’un titre d’album aussi drôle ?

Étant donné que je connais un peu Sparks pour les avoir pratiqués dans les 80s – nous avions les vinyles à la maison, et quand je me suis mis à lire les Inrockuptibles, je suis devenu snob au possible, donc la pop à synthés, à la base c’est niet –, je vais débrancher mon cerveau pour écouter les quatorze titres de The Girl Is Crying in Her Latte et imaginer qu’il s’agit du premier album d’un tout nouveau groupe, composé des newbies Ron et Russell Mael.

Si les deux premiers morceaux sont relativement anecdotiques, Nothing Is As Good As They Say It Is fait preuve d’une juvénilité orchestrale assez fun, pas loin du Queen des débuts, mâtiné de punk anglais ligne claire (The Only Ones), tandis que le son ultra basique des synthés MIDI de Escalator, à base de mellotron trafiqué, simplifié, épuré, fait des merveilles baroques minimalistes, toutes de répétitions mélodiques bâties, comme si The Zombies s’amusaient avec un Amiga 500.

Un peu plus loin, c’est un No Age aux beats saturés et à l’enthousiasme communicatif qui traverse un The Mona Lisa’s Packing, Leaving Late Tonight carrément déjanté, belle baffe électro arpégée à la scansion impeccable dont le lyrisme vocal rappelle Arcade Fire sur les refrains, un sommet, une grosse balle, un tube, comment résister ? Le truc, c’est que Sparks ne lâche pas la pression : la mélodie et la tension pulsative de You Were Meant For Me invoquent le meilleur de Pulp – époque IntroThe Gift Recordings (même si évidemment mon album préféré est Separations, ou Freaks, je ne sais plus) – mais le chant reste sobre, voix blanches, sans effets de manche, laissant toute latitude aux lignes de guitare électriques entremêlées, et la fin du morceau, un empilement d’harmonies, yes, encore un tube.

Sur Not That Well-Defined, c’est carrément David Bowie qui grimpe sur le bateau, mais un navire dont chaque voile serait tissée de cendres, de cordes et de rythmiques grandioses, d’arrangements échevelés, d’harmonies telluriques et néanmoins destinées à se faire bouffer par un ciel étoilé. Un peu de Bertolt Brecht et de Broadway décadent sur un We Go Dancing pas dansant du tout (ça viendra plus tard, avec le gigantesque Take Me On A Ride), rappelant la théâtralité immanente du duo, jusqu’à ce que le groove s’installe et en clin d’œil disparaisse, les fins sont souvent abruptes, mais à quoi bon s’attarder quand l’essentiel est partout ?

Et ainsi de suite. Chaque morceau est une claque qui frappe, et frappe fort : It’s Sunny Today, ses cordes échevelées et ses ponctuations aériennes, à tomber ; A Love Story électro punk ascendant Basildon versus The Faint ; It Doesn’t Have To Be That Way, entre The Beatles et Teenage Fan Club ; le conclusif Gee, That Was Fun, sombre et néanmoins lumineux, au chant en canon, comme si The Mamas And The Papas vivaient à Birmingham et non pas en Californie.

Si The Girl Is Crying in Her Latte était le fruit (caféiné) (latte) d’un duo inconnu en nos terres, il ferait sans nul doute l’objet d’acclamations méritées, amplement méritées, et d’une hype qui le pousserait jusqu’au firmament : il y a tant et tant de richesses, d’assurance et d’inventivité dans le 25ème album de Sparks qu’il est presque difficile de croire que les frères Mael ont commencé à œuvrer à la fin des 60s. Très certainement l’un des meilleurs albums de l’année : effet Benjamin Button garanti.




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