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ADA : Comment vous présenteriez Centredumonde à une personne qui n’a jamais entendu votre musique ?

Centredumonde : « J’écris des chansons tristes. »

Je suis malheureusement un piètre vendeur, représentant et placier de ma propre production, mon expérience en la matière est catastrophique, on dirait que je suis surtout doué pour faire fuir l’auditeur potentiel et créer du vide autour de moi. Je ne sais pas susciter le désir.

Centredumonde est un projet entropique à souhait, peu lisible pour le grand public, pas assez underground pour l’underground et surtout ultra-paradoxal : je chante en français mais n’écoute rien qui se chante en français, j’aime le lo-fi - je rêve orchestral -, j’envie et méprise la position sociale de l’artiste, écrire me saigne et me vivifie ; il serait certainement plus simple pour moi de consulter un psychiatre, mais je préfère dépenser mon argent en cigarettes et en bières, puis composer des petites chansons qui trouveront (ou pas) un écho sensible ailleurs que dans ma tête.

Au fond, je suppose que derrière cette absence à soi-même il y a le désir enfoui d’aller vers l’autre, un autre qui me comprendrait et me dirait « C’est rien, Joseph, c’est pas grave, tout ça, ce chaos, c’est juste la vie. ».

ADA : Ce nouvel album "Tigre, avec états d’âme" est-il, pour vous, une suite logique à l’album précédent "Rêvons plus sombre" ou alors décline-t-il une autre palette de vos chansons ?

Centredumonde : « Tigre, avec états d’âme » contient des chansons qui auraient dû figurer sur « Rêvons plus sombre », il y a de fait une continuité entre ces deux albums. Je compose plus vite que je n’enregistre, j’ai ainsi en stock la trame d’un prochain album. C’est pénible parce que j’ai l’impression d’avoir engagé une course-poursuite perpétuelle contre moi-même.

J’avais le désir initial de sortir une « Trilogie triste », trois albums que l’on pourrait écouter d’une traite avant de se jeter du haut d’un pont, noyer son chat ou quitter sa petite amie matérialiste.

Je m’imaginais ensuite disparaître, devenir vieux et barbu, mythique et perdu, me dissoudre dans le temps et me lancer dans des projets de musiques inaudibles, qui donneraient la nausée tellement tout y serait cru et dissonant.

Je me voyais aussi prendre le contrepied de Centredumonde et me la jouer rebelle moderne décalé, moustache synthpop, chemise hawaïenne, choriste à frange blasée, paroles robotiques et nom de groupe hypra-cool simili-rebelle, avec ponctuations hasardeuses de rigueur : « Salut Montluçon, on est les Fringües de Clödö et notre truc, c’est le synth-kraut-lo-fi-post-punk !!! ».

« Rêvons plus sombre » avait été difficile à enregistrer – avec Marc, le batteur, on avait fini sur les rotules – alors, pour ce nouvel album, c’est Sébastien Louchet (ancien bassiste de My Diet Pill), entré dans le groupe en tant que clavier en 2017, qui s’y est collé. Pas de suspense : il a fini sur les rotules.

Sébastien s’est plongé dans la partie technique de l’enregistrement, ce qui nous a permis d’enrichir la texture des chansons, d’intégrer de nouvelles sonorités et d’élargir notre spectre musical. Il a par ailleurs sollicité son entourage, parmi lesquels le pianiste Frédéric Wirtz (Kit) et la comédienne Agnès Claverie, les chansons y ont gagné en précision et en maturité.

Enfin, The Callstore a arrangé le premier morceau, « Aussi lent que le Mexique » et produit le dernier, « A la mesure du vent ».

En matière de composition, je ne m’interdis aucun registre, mais je trafique tout, et au final ça reste du Centredumonde. On trouve beaucoup de choses dans « Tigre, avec états d’âme », c’est un album nourri de visions, de rêves, de lectures et de souvenirs (vécu et non vécus). J’aime le format pop, couplets et refrains, mélodies, gimmicks, mais ce n’est pas un viatique. Ceci dit, je suis l’homme d’un grand principe : une bonne chanson doit tenir la route toute seule. Trop de chansons reposent sur des arrangements, des artifices, des tics de production, et, une fois nues, ne révèlent rien.

Les mecs de Fringües de Clödö seraient inutiles au coin du feu de bois sur la plage alors que les mecs de Centredumonde rafleraient la mise, parce que leurs chansons peuvent être jouées à la guitare folk.

ADA : Est-ce que le fait de jouer aussi dans Garden With Lips influence vos compositions et votre manière de travailler ?

Centredumonde : Je ne suis pas certain que nous nous influencions mutuellement mais j’ai participé à l’élaboration de « Pélissandre », le dernier album de Garden With Lips, tandis que je travaillais sur « Tigre, avec états d’âme ».

J’en ai profité pour lâcher les chevaux : je rentrais chez moi le soir après une morne journée de bureau, j’enregistrais mes parties de guitare, des choeurs, des claviers, sans me restreindre ni penser, une bière à portée de la main, j’étais dans l’instant, dans l’instinct, je crois qu’il est vital pour un musicien de ne pas tout intellectualiser, il faut savoir débrancher son cerveau, se laisser guider par ses émotions et ses doigts, ne pas craindre le chaos et les fausses notes.

J’accompagne Gildas sur scène depuis 2016 et c’est devenu un ami. C’est d’ailleurs lui qui a composé la ligne de basse de « Noyade caractéristique », et nous avons travaillé sur quelques chansons communes, restées en jachère. Le temps, l’ennemi du musicien prolixe...

ADA : Vu de l’extérieur votre label "L’église de la petite folie" ressemble à une petite famille qui travaille en commun sur tous les projets. Est-ce que cette proximité et cette complicité font que c’était eux et pas un autre label ?

Centredumonde : Le label « L’église de la petite folie » peut effectivement être perçu comme une famille, même si l’éloignement physique (eux à Brest et moi à Paris) fait qu’on se voit rarement ; je suis à la périphérie, une sorte de cousin bizarre et monomaniaque qui ne connaît pas tout le monde.

Il y a un noyau dur autour d’Arnaud Le Gouëfflec, le boss du label, et ce sont de sacrés musiciens, je pense par exemple à John Trap qui est un super arrangeur, il nous a accompagnés à la basse lors d’un concert de Garden With Lips, à Brest, au printemps dernier, sans avoir répété, c’était un peu foufou et vraiment amusant. Autour du label on sent un environnement très créatif et stimulant.

En été 2014, à une époque où mentalement je végétais, me demandant comment j’allais occuper le reste de ma vie, « L’église de la petite folie » a su trouver les mots pour me convaincre de travailler avec eux et ranimer Centredumonde, qui dormait depuis plus de deux ans, en partie à cause d’une relation sentimentale masochiste (fréquenter une fille qui n’aime pas les chansons que vous écrivez est un peu idiot, non ?)(et donc, pour ne pas l’effrayer, vous ne jouez plus).

Je mesure le chemin parcouru depuis, on en est à six sorties : deux compilations de 20 titres (« Bang ! » et « Gang ! »), la réédition de « Le Renégat » (mini-album datant de 2012), le EP « Rêvons plus sombre » puis l’album du même nom, et désormais « Tigre, avec états d’âme ».

Prochaine étape, un album 40 titres de Fringües de Clödö !!!

ADA : Au-delà des membres du label, est-ce que vous avez des accointances avec d’autres groupes ?

Centredumonde : Je n’écoute pour ainsi dire pas de musique moderne. Je connais des artistes, dont j’apprécie la personnalité et le travail, mais je dois admettre que je suis très solitaire et ne me sens affilié à aucune scène ou mouvance.

Les musiciens me mettent mal à l’aise, certains parce qu’ils sont médiocres (les suiveurs : pourquoi du jour au lendemain tout le monde se met à adopter la même posture et utiliser les mêmes sons ?), d’autres parce qu’ils sont musiciens pour de mauvaises raisons (les égotistes, les séducteurs, les geeks de la technique). Il y a assez peu de pureté dans l’intention d’un musicien.

Je m’interroge souvent sur ma pratique artistique, me demandant pourquoi j’agis et pourquoi je persiste, je suis incapable de trouver une réponse satisfaisante. Cette année j’ai néanmoins décidé de m’ouvrir un peu aux autres et je travaille sur des projets annexes, je crois qu’à terme je pense me lancer dans une carrière de mercenaire underground pop : avis aux lecteurs, si vous souhaitez vous aussi bénéficier de la fameuse touche triste de Centredumonde, n’hésitez pas à me solliciter ! Puisque je ne sais pas pourquoi j’agis, alors je vais agir plus fort.

ADA : En écoutant la chanson "A tes yeux endormis" je trouve qu’elle se démarque du reste de l’album avec un aspect plus planant et plus onirique. Est-ce que c’est une direction que vous souhaitez prendre dans le futur ?

Centredumonde : Une nuit, pendant l’enregistrement de « Tigre, avec états d’âme », j’ai rêvé que je me tenais au bord d’une falaise en Irlande et il y avait un groupe de musique folklorique – guitare, bodhran et voix féminine – qui jouait une mélopée en ré mineur, c’était apaisant, au réveil j’ai pris des notes, que j’ai par la suite nourries de ma lecture de l’époque, le puissant « Les sables de la mer », de John Cowper Powys, et ça a donné la chanson « Perdita ».

« Perdita » est née en rêve mais m’a valu des cauchemars, dans lesquels on se retrouvait à jouer à la foire au cidre de patelins perdus devant une assemblée de péquenauds fanatiques de rock agricole à la Louise Attaque.

J’ai eu envie de poursuivre dans le registre de la ritournelle et d’adopter un point de vue féminin, me mettant à la place d’une fille de joie, amoureuse éperdue, dans un moyen-âge fantasmé.

Ainsi est née « A tes yeux endormis », qui est effectivement planante et onirique, aussi bien dans le sujet abordé que la production. Sébastien a insisté pour qu’on la mette en début d’album mais j’ai eu peur qu’elle déroute les auditeurs habitués à plus d’expérimentations, avec du recul je dois admettre que j’ai eu tort – établir l’ordre des morceaux d’un album est très difficile, je déteste ça et je me trompe systématiquement.

ADA : D’une manière générale les textes sont emprunts d’une certaine idée que le bonheur n’est pas très loin mais que l’instant d’après il s’est déjà échappé. C’est inspiré de votre vécu, de vos lectures, de votre vision de la vie ou les 3 à la fois ?

Centredumonde : Tout est si fugace, oui. Le bonheur n’est qu’un concept, mais il s’impose si fort à nous, par tant d’injonctions et de discours moralisateurs – à commencer par les affiches publicitaires qui, dans le métropolitain, chaque matin, me poignardent le coeur ; le monde proposé, certes fictif, est si sain, si simple, si exaltant - que j’en arrive à me sentir honteux de ne pas être heureux.

Nous devrions plutôt hausser les épaules, passer notre chemin, ou en rire, oui, nous devrions nous moquer de ceux qui font l’apologie du bonheur, comme nous devrions rire au nez de n’importe quel idéologue, bonimenteur, réducteur de pensée et profiteur de nos peurs conformistes.

Je miserais plutôt sur le bien-être immédiat, accessible au quotidien par les sensations, l’ivresse, la félicité érotique, les rires partagés. Le bonheur, c’est une côte de bœuf et du vin rouge.

Ma vision de l’existence – grise - me semble inchangée depuis l’enfance, quand bien même j’ai peu souffert, j’ai toujours eu la sensation d’être à côté de mes pompes. Ce qui meut le monde me paraît vain, je pense que nous pourrions et devrions faire beaucoup mieux.

ADA : Est-ce que vous avez envisagé de prolonger votre écriture sur une forme plus longue : nouvelles ou roman ?

Centredumonde : J’aime écrire (je tiens au quotidien un journal depuis une vingtaine d’années) mais je ne me sens pas capable d’écrire sur autre chose que moi-même, et comme ma vie est inintéressante au possible, je m’en voudrais beaucoup d’ennuyer le lecteur avec mes états d’âme stériles et mes voyages immobiles.

ADA : Est-ce que vous avez envie de jouer ces nouvelles chansons en concert ? Si oui, des dates sont-elles déjà prévues ?

Centredumonde : Quelques chansons de « Tigre, avec états d’âme » ont été jouées en concert ces dernières années, ce qui a permis de les roder, et la plupart des titres du nouvel album seront intégrés à la set-list.

Pas de date prévue à ce jour : je suis supposé chercher moi-même les concerts et je dois avouer que ce n’est pas du tout mon truc, mais alors vraiment pas. Chercher des concerts, c’est un coup à perdre ses nerfs, entre les programmateurs qui ne vous répondent pas et ceux qui vous déprogramment sans prévenir, je préfère me concentrer sur la partie créative – au moins je ne me dispute qu’avec moi-même !