Ce disque me rend dingue, m’obsède. Quinze jours, deux ou trois écoutes quotidiennes et je cherche toujours des clés. Derrière une évidence, le plaisir immédiat de ce son rock et brut enthousiasmant, chaque écoute révèle de nouveaux indices. Je vous jure, je voulais faire court, juste quelques lignes pour dire combien j’aimais ce disque qui fait déjà partie de ma vie comme s’il existait en moi avant. Depuis longtemps. Et puis comme d’habitude j’ai dérivé, digressé et gratté des lignes : tout le contraire de leur écriture au cordeau. Alors je vais vous faire la chronique à l’envers et vous parler d’abord de l’album de VARSOVIE avant d’étaler mes états d’âme. Cette cavalcade musicale effrénée dans une géographie expressionniste et tourmentée, cette chevauchée électrique qui laisse sans voix et sans souffle mais qui paradoxalement apaise. Comme une façon de cicatriser des plaies à vif au fer rouge, de canaliser une colère latente. Une façon de ne rien lâcher, de continuer sans se leurrer, sans complaisance, avec un espoir ténu mais ferme : « Nous sommes tombés si loin d’hier que nous sommes forcés d’arriver ».
Un disque de rock en français à l’esprit punk, intègre, rigoureux, sombre, mais hyper mélodieux. Emballant. Sans un poil de graisse. Que du muscle, mais pas la version bodybuildée, non, le muscle naturel sec et tendu. Il a du en falloir du temps, de la patience, du travail et de la bagarre à Arnault Destal (paroles, batterie, arrangements) et Grégory Cathérina (musique, chant, guitare) pour arriver à un tel équilibre d’intensité et de mélodie, à une telle précision dans le propos sans perdre l’émotion en chemin. 10 titres, 10 morceaux de bravoure, 10 hymnes entêtants, et un rythme qui ne faiblit jamais. Compliqué de dégager une chanson plus qu’une autre tellement l’album est homogène et cohérent dans son énergie. Chacun aura ses préférées parmi ces 10 bijoux. Mais disons L’Éclaircie, Hôtel Roma, La Fêlure et Lutte avec l’ange. Revenez demain, la réponse sera différente.
Avec une rhétorique d’une force évocatrice impressionnante, le groupe nous implique, nous happe, nous plonge la tête dans des chansons qu’on ne peut pas se contenter d’écouter d’une oreille distraite. Il faut être là, présent pour pénétrer ces textes lettrés d’une grande intensité expressive : un truc assez rare dans nos contrées plutôt portée sur l’introspection chichiteuse. Une forme qui appelle chacun à battre le rappel de ses propres obsessions, lubies, références littéraires, historiques, ou à construire ses propres images, ses propres visions, ses propres paysages. Des textes forts et millimétrés portés par des mélodies imparables, des torrents de riffs énervés et acérés mais jamais prétentieux ou inutiles, et une section rythmique droite, précise, percutante.
VARSOVIE est de ceux qui trempent leur plume aiguisée dans l’encre sanguine des veines de nos guerres intestines. De ceux qui se frottent volontiers aux grands esprits du siècle, écrivains ou héros torturés vivant sur le fil du rasoir, tutoyant les gouffres qui les entourent avec excès, obstination et un certain panache. De ceux qui n’hésitent pas à affronter le vent glacé des steppes orientales alors que beaucoup regardent vers le grand large, ou se réfugient dans leur chambre emmitouflés dans la laine et le velours, inventant des mélodies éthérées, une pop câline et un folk mélancolique, des cocons doux et soyeux, ne faisant finalement que différer la rencontre avec nos démons. Pendant ce temps-là, d’autres comme VARSOVIE franchissent les ruines d’un rideau de fer mental en sens inverse et partent exposer leur corps nu aux morsures de l’aube. Notre face cardinale sombre, ténébreuse, tourmentée, angulaire, coupante, excessive et froide. Ils arpentent les rues de métropoles grises et surveillées, détruites et abandonnées au chaos, ils traquent nos errances, nos doutes, nos oxymores. On y croise des fantômes du passé, des héros de l’Histoire, des écrivains dont la vie ne tient plus qu’à un fil, on prend en pleine figure les embruns cinglants d’un amour qui ne laisse jamais tranquille. On suit les traces de nos petites histoires. Ils avancent sans aucune certitude si ce n’est celle qui faut dire, chanter, écrire. Encore et toujours. Travailler la matière, l’intime, l’émotion. Trancher dans le vif pour établir le contact. Tenter de communiquer. Et pourquoi pas de partager.
Car nous sommes tous en guerre. Entre deux trêves. Des pays contre des pays, des rebelles contre des systèmes. Des parents contre leurs enfants, des enfants contre leurs parents. Nous sommes tous en guerre. Entre deux éclaircies. Contre nous-mêmes, notre hémisphère droit contre le gauche, notre cœur contre notre raison, notre sexe contre notre cœur. Un passé, une enfance, des erreurs, des fantômes, une éducation, des croyances, des errances, un futur dont on ne veut pas. Une époque qui bascule. Qui s’enfonce. Nous sommes tous en guerre. Entre deux accalmies. Une femme contre un homme, un homme contre un amour qui résiste, détruit. Chacun l’exprime avec ses propres armes. « La violence est une question de style ». Mais nos univers sont des poudrières de tensions latentes et rentrées qui ne demandent qu’à exploser. « Delenda Carthago Est ».
« Faites l’amour pas la guerre » : ils avaient tort, l’amour ou la guerre c’est pareil. Dès les premiers instants, bouillante ou froide : une guerre. Une question de territoires à annexer, d’espace vital à préserver, à étendre. Calculer, déployer une stratégie de conquête, faire des plans A, des plans B, des plans cul. Préparer le terrain, affuter ses armes. Et puis ce moment où il ne faut plus réfléchir mais foncer, tête baissée, laisser les hormones parler, oublier les hésitations. L’amour est une guerre où tous les coups sont permis. Les coups de génie comme les coups bas. Les coups de panache comme les coups de pompe. Conquérir ne suffit jamais, on en veut toujours plus, une fois la conquête opérée, vient l’envie de soumettre, d’asservir, de dominer. « Nous soutiendrons la guerre totale ». Il faut aller jusqu’au bout, « jusqu’au dernier carré ». Une obsession. Même paisible, l’amour est une guerre inconsciente, il y a ces tensions larvées, ces malentendus, ces non-dits, ces menaces insidieuses qui planent dans l’air. L’amour est une guerre contre le temps qui passe, une lutte à vie contre la mort. Une façade qui ne supporte pas la défaite. Mais aussi la seule façon de résister. Alors il faut vivre avec ses propres paradoxes. Sans juger, sans faire la morale. Rester debout sous les balles. Avancer. Tracer sa route. A chaque éclaircie. Quelle que soit l’heure. Quelle que soit la trajectoire.
‘’Donne-moi l’aube à tes lèvres
L’incarnat terminal
De quoi sortir du cercle
L’antidote à la nuit
Vingt-quatre heures de ta vie
Des noms cernés d’acanthe
Des vallées opalines
Et des feux qui les hantent
(…)
Laisse-toi faire et oublie
Jusqu’au dernier carré qui s’incline
Quand tout freine
Quand tout crève
Quand tout porte à croire
Et le reste on oublie
C’est ma voix qui t’imprime
Qui t’annexe
Qui te fige
Qui te porte à croire »