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De l’influence bénéfique d’une nourriture aussi grasse et peu équilibrée que les kébabs sur une activité artistique soutenue. David Bowie, donc. En 1977, arrivé au bout de tout ce que peut représenter une rock-star, tous les looks, tous les excès d’un succès oppressant (paranoïa, cocoaïne, fascination curtisienne pour les régimes totalitaires), Bowie le Blasé, fort d’un tube interplanétaire (Young Americans) quitte lesd Etats-Unis et débarque à Kreuzberg, miteux quartier turc de Berlin. Point d’exotisme dans ce choix. L’exotisme n’est que ressassement en vase clos des représentations que nous nous faisons de l’Ailleurs. Il n’est que le témoin d’un enfermement. Ce que veut Bowie ici, c’est sortir de lui-même, se changer, profondément, rencontrer pleinement l’Autre, l’Ailleurs. Pour cela, Bowie ne fait pas que déménager, il se passionne aussi pour les sonorités autres qu’a offert l’Allemagne tout au long des 70’s (Kraftwerk, Neu !, TVFalco) ; et s’associe sur la base de trois albums avec Eno le Déviant. Le résultat parle de lui-même, et il est à l’image du visage de Bowie sur la pochette de " Low " : étrange, extra-terrestre, lointain. Entre restes de kraut-rock allemand et germes de cold-waver britannique, Low se fait schizophrène. La première partie de l’album est composée de six petites pièces pop mécaniques désarticulées (Breaking Glass, Sound & Vision et sa mélodie rubick’s cube), et d’instants disco dark (What in the World, Always Crashing in the Same Car), le tout gonflé d’éléments électro perfides, parsemés par Eno et respirant la claustrophobie, la peur panique de l’enfermement. Breaking Glass et Always Crashing in the Same Car montrent en effet des espaces confinés et oppressants désignés par un Bowie tantôt cynique, tantôt effrayé, mais qui toujours en parle lorsqu’il n’y est plus. C’est une chambre à la moquette bleu électrique où pousse quelque chose de monstrueux, c’est une voiture dans laquelle Bowie, dans ses rêves, ne cesse de se crasher. Mais c’est surtout l’attente de la grande brêche salvatrice vers le Dehors, vers ce qui lui échappe, le dépasse : attente d’un don de Voyance quasi-rimbaldienne (Sound&Vision), et d’une nouvelle carrière dans une nouvelle ville (A New Carreer in a New Town). C’est ce dernier morceau, encore pop mais déjà instrumental, qui fait le lien avec la seconde partie du disque, composée de longs instrumentaux pesants, atmosphériques, délabrés, rêveurs, oppressant (Warzsawa), et qui plus tard influenceront des camions entiers de minimalistes britanniques). Cette deuxième partie est la solution du problème " Low ". La nouveauté ne vient pas de ces morceaux, mais du fait qu’ils soient associés à la première partie dans un ensemble étrangement cohérent, dans une sorte de logique souterraine (Subterraneans). Raides et distants dans leur froideur familière, nous reconnaissons ces lieux, nous les crois et les redoutons depuis longtemps. Ils sont pour nous un Ailleurs, notre propre Ailleurs, intérieur. En même temps que la schizophrénie de Low, Bowie comprend musicalement l’intime contradiction constitutive de l’être humain : puisqu’il est lui-même, il est aussi l’Autre, et puisqu’il est ici, il est aussi dans l’Ailleurs. L’Ailleurs est ici. " Low " semble tout entier orienté à définir comment, en cherchant l’Ailleurs, on ne fait qu’admettre l’Autre en soi-même. C’est la concrétisation d’accouplements désirés, d’hybrides strass/poussières inavoués, jeu irrésolu de l’altérité dans lequel, quand on se parle à soi, c’est une voix lointaine que l’on entend. Bowie fait l’expérience freudienne de l’inquiétante étrangeté. Il montre ce pouvoir extraordinairement excitant et suffocant qu’a l’homme de créer de nouveaux espaces d’altérité en lui. Bowie n’est donc pas tant sorti de lui-même qu’il s’est découvert Autre. Au final, c’est Bowie tout entier qui peut faire figure d’inquiétante étrangeté par rapport à nous. Il nous est familier, nous l’accueillons chez nous, mail il est cette voix étrange et contradictoire que nous ne comprenons pas mais suivons pourtant. " Low " est cette énième incompréhension fondatrice. L’Autre et l’Ailleurs peuvent dire merci aux kebabs.




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