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La nuit, une ville, la nuit. Une cité aux contours argentés. Une métropole nappée de brume, entre chien et loup. Dans ses rues dénudées, une chorégraphie fantasmatique d’ombres, de lumières, de jeux de reflets dans des miroirs fêlés, un ballet gothique où des dandys stylés et ombrageux baladent leur regard clair obscur sur des passants perdus dans leurs pensées passées. Ils croisent des parents en équilibre sur une ligne d’horizon dessinée à l’encre de chine, un roi agenouillé à la recherche de son empire envolé, des enfants qui se regardent vieillir le cœur vacillant sur le tranchant de la lame de leurs souvenirs. Des félins apaisés attendent leur heure, tapis dans l’ombre d’une chapelle antique trouée de lumière bleue et sourient devant le spectacle des hommes égarés. Des gamines se perdent de vue, des filles se retrouvent et s’élancent sans filet sur le fil acéré nos mémoires, au loin des flammes grimpent au ciel, des sirènes brisent le silence, des femmes passent, elles traversent des terrains vagues fleuris, elles irradient des avenues dévêtues par un vent doux et sucré, elles secourent des anges blessés, elles filent vers le cœur de cette ville, une crypte de glace oubliée, des vitraux d’exil revenus, traversés d’éclairs de lune, une cathédrale souterraine de verre et de rêves. Au cœur de ce cœur, au milieu des noires hellébores, une voix qui incante les esprits ressuscités, quelques notes graciles qui défient le temps et réveillent le souffle assoupi. Poser son âme, reposer son corps, apposer son empreinte, souffler, contempler, se relever, remonter le courant, reprendre le fil, suivre la ligne, sourire, la vie est une chance. C’est beau une ville la nuit. Même agitée, même troublée. On le savait. Emmitouflé dans les mélopées câlines de La Féline ça l’est encore plus.

« Adieu l’enfance » c’est un décor singulier et intime, en retrait du temps. Un abri à l’écart de la folie accélérée des machines. Un cocon familier mais intrigant. Une construction mentale, un refuge de verre et de soie pour les nuits sans sommeil. Une chrysalide improbable. Un rêve éveillé. Agnès Gayraud est Circé ou l’une de ces alchimistes qui changent un riff de guitare, une boucle électro en un court métrage onirique, une comptine vénéneuse pour adulte, un voyage au centre de soi. « Adieu l’enfance » c’est cet écrin de velours sur-mesure pour nos humeurs mouvantes, ces chansons douces, aériennes mais aiguisées qui savent se faire tranchantes, des éclats de cristal qui s’immiscent en vous comme des ritournelles hypnotiques, des doses de clarté narcotique. Un trip façon roller coaster pour nyctalopes.

La Féline c’est une voix, limpide et lyrique, la voix des filles de Calliope et d’Achéloos, ces créatures du détroit de Messine auxquelles il est impossible de résister. Certains chants sont ainsi : ils vous déroutent, au propre comme au figuré, ils vous font oublier la destination, le but du voyage, ils vous font affronter les tempêtes et les vagues du passé qui remonte à l’assaut. L’écriture est poétique, subtile, polymorphe : pop song entêtantes (« Les Fashionistes », « Adieu l’Enfance », « Midnight »), méditations douces amères (magnifique « La Ligne d’Horizon », « Moderne »), cantiques païens à fleur de peau (sublimes « T’emporter » et « Le Parfait État »), envolées lyriques et vibrantes (incroyable « Zone ») se frôlent dans cette ronde enfantine. Qu’elle se fasse chaude et enjôleuse (« La Fumée dans le Ciel »), qu’elle chuchote, susurre ou murmure, qu’elle s’envole telle une diva des glaces ou se fige a cappella dans un silence stellaire (ce « Rêve de Verre » qui colle la chair de poule), à chaque fois la voix touche à l’âme. Une voix royale pour une excursion réminiscente au cœur de la jungle de nos émotions parfois refoulées.

Découvrir la musique de La Féline c’est un peu comme arriver au Japon, tout paraît semblable en apparence alors que tout est différent. Familiers ces synthés 80’s, cette électro minimale, ces embruns cold-wave, ces lignes de basse, cette pop rêveuse et planante. Et pourtant bien singuliers : le propos, les mots, le ton, l’ambiance, le chemin, les digressions. Cela tient à quelques détails parfois. A une personnalité forcément, une histoire. À une intention plus précise aussi. Cette sobriété par exemple, cette écriture au cordeau, cette façon de bien détacher chaque élément, chaque ligne, chaque acteur d’une chanson pour que l’on puisse y prêter une attention réelle, être présent à la musique sans distraction. Le Japon toujours, ces haïkus dont la puissance d’évocation est inversement proportionnelle à la parcimonie des mots posés sur le papier, ou encore le raffinement d’une cuisine savante et humble qui fait la part belle aux matières premières, brutes, aux saveurs, où chaque ingrédient a sa raison d’être. Une expérience totale : visuelle, gustative, texturielle, sonore. Chez La Féline on aiguise, on dégraisse, on pratique l’ascèse : la nudité n’effraie pas elle apaise. Rien n’est en trop. Tout ou presque est poésie. C’est dans ce dépouillement et cette pureté poétique que la véritable émotion nait et s’épanouit, pas dans la surenchère.

Chez Agnès Gayraud comme chez tous les artistes à la sensibilité exacerbée on part de son intime, de sa mémoire, de ses fantômes, on parle d’insomnies, d’amour, de vie, de mort, on a parfois peur, on doute, on cherche le fil, on se souvient, on ne reste pas indifférent au monde qui nous entoure, mais on sait trouver la langue qui universalise cet intime dans une communion mystique. Où chacun trouvera la nuance précise d’émotion qui lui sied. Alors oui Agnès, tout cela m’émeut. Beaucoup même, mon temps qui passe comme le votre, notre temps perdu, l’enfance pas toujours aussi simple, les joies et les angoisses nocturnes, mes doutes, la peur de l’abandon, les anges aux ailes abimées, les fragiles espérances. Mais dans un monde en perte de repères, votre douce poésie teintée d’humanité et d’espoir n’a pas de prix car elle ouvre une autre voie : elle nous rappelle que nous ne sommes que paradoxes et ambivalence, qu’accepter notre fragilité nous rendra plus fort, que c’est le doute qui fait avancer, pas les certitudes et que le rêve survit souvent à la nuit qui en termine. Un disque précieux. Un parfait état.

Je n’ai qu’un seul regret finalement : je n’aurais pas du écrire tout ce qui précède. J’ai peur de gâcher l’émotion de la découverte. Un disque c’est un rendez-vous amoureux, plus on pare la personne que l’on doit rencontrer de qualités, plus on y met d’attentes, plus le risque de déception est grand. En fait, il faudrait pouvoir découvrir « Adieu l’enfance » en milieu stérile. Sans bruits, sans parasites, sans cette rumeur qui grandit, sans le bruissement des superlatifs, juste l’intuition après quelques morceaux déjà entendus que la partition de La Féline va nous submerger. Il faudrait pouvoir rester dans le doute, dans l’excitation d’un deuxième rendez-vous, le cœur et la tête pleins de questions, d’envies, tenter de ne pas s’emballer, de résister au rouleur compresseur de l’émotion qu’on vous sert sur un plateau. Rester vierge. Se faire surprendre. C’est un peu tard. Mais parfois l’émotion ne peut être contenue. Elle doit sortir. Désolé.