Comment interpréter le répertoire de Carla Bley, illustre pianiste / organiste native de l’État de New York, figure du jazz post-bop, cheffe d’orchestre et collaboratrice de Linda Ronstadt, Robert Wyatt ou Nick Mason, dont les différentes pièces – instrumentales ou vocalisées – étaient composées pour une dizaine de musiciens, quand on n’est que quatre ? Réponse : en se démultipliant (tout le monde jouera de plusieurs instruments, tout le monde chantera) et, puisqu’il s’agira dans ce premier album à l’espiègle intitulé (La reine uphone = No Funeral à l’envers) de célébrer la mémoire de Carla, l’on invitera à la fête (mémorielle tout autant que sensorielle) la fille de Carla, Karen Mantler, elle-même riche d’une longue carrière dans le jazz progressif et l’avant-pop – cette dernière en profitera pour apporter deux gourmandises, soit Ce maudit volcan, tunnel rythmique et harmonique sur lequel l’accent de Karen est absolument charmant (« C’est trop la lose, ça finit quand ? Moi j’ai trucs à faire, mais ce maudit volcan met tous mes plans en l’air »), et le quasi instrumental post-progrock Tortues, guitares et claviers qui s’emmêlent jusqu’à la conclusion tragicomique (« Faire des ronds dans un bocal, c’est un peu triste »). Il y a de l’absurde dans l’air, mais jamais pour compenser une inspiration en berne, comme c’est (malheureusement trop souvent) le cas chez les manieurs de pataphysique : les membres de Mortelle Randonnée – Sébastien Cirotteau (trompette, pichotte, claviers), Benjamin Glibert (guitares, basse, percussions), Andy Lévêque (saxophone, flûte, basse, claviers) et Clem Thomas (batterie, glockenspiel, ukulélé) – sont d’excellents musiciens, et ça s’entend. Formé en 2021, le quatuor toulousain s’est chargé des arrangements et de la traduction des textes de Carla Bey et de Paul Haines – c’est ainsi que le Funnybird Song, que l’on retrouve sur l’opus Tropic Appetites (1974), devient Chanson de l’oiseau drôle, irrésistible charivari exotique porté par un ukulélé et des chœurs que ne renieraient pas Pow Wow (pardon pour la référence, mais vous verrez, elle a du sens). Ici, l’on chante à gorge déployée ou l’on tousse (J’aime pas chanter, fanfare désarticulée, kermesse déglinguée, basse sur les temps, bruits de bouche, final tzigane tonitruant), ou l’on déclame (Ondulations de l’oiseau du Caucase), ou l’on croone spectral (le slow vénéneux À Minuit, guitares aplaties et orgue vibrant, j’adore), ou l’on clamse et se tait (les instrumentaux Musique Mécanique I, superbe introduction psych prog rock, et Objet contondant, fanfare funk jazz kraut et ses cuivres furibards, qui courent après un changement de tonalité permanent). Pétri de qualités, éclectique, aventureux, La reine uphone est bien plus qu’un hommage à Carla Bley et son œuvre protéiforme, c’est également un amour de disque, généreux et barré, bourré de bonnes idées, rien à jeter.