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En 2009, Matthieu Malon semblait avoir définitivement tourné la page de son projet électro laudanum (né en format long 2002 avec l’intemporel System:On avec Decades : un troisième album, qui, dans sa composition plus sombre mettant nettement plus l’accent sur les guitares et sa propre voix que les deux précédents, renfermait probablement les germes de l’orientation sonore et émotionnelle qui seront au cœur de ses albums sortis sous son nom et en français les années suivantes à savoir Peut-être un jour et Désamour.

Dix années se sont écoulées, un troisième album Le Pas de Côté sorti en 2019 toujours chez Monopsone avec un retour à des sonorités plus électroniques et pop (l’album ayant été composé entièrement sur iPad sur le Paris-Orléans), avant que l’envie de réactiver laudanum ne se cristallise totalement et encore cinq pour que le projet arrive sur nos platines.

Ce quatrième album de 26 titres en trois volumes qui sortiront chez We Are Unique Records entre septembre 2023 et janvier 2024, au delà du clin d’œil formel avec System:On que l’insert des deux points sur la tranche des cd’s (4:1, 4:2, 4:3) matérialise, se rapproche des origines du projet également au cœur de Your Place And Will Be Mine à savoir une prédominance du chant en anglais, des compositions sonores électroniques amples et variées laissant la part belle aux samples et aux hybridations des genres, comme autant de terrains de jeu imaginés par Matthieu Malon à l’expression des invités conviés à s’approprier cet espace de leurs textes et de leurs voix.

A la lecture des noms des participants, difficile de ne pas être époustouflé , tant ces derniers reflètent un éclectisme impressionnant et un goût prononcé pour des voix fortes, atypiques, singulières. Chaque composition, dans sa production au cordeau donne un espace d’expression nouveau à ces dernières.

Il y a, dans la catégorie des icônes, Aidan Moffat (là aussi, clin d’œil à System:On où il était déjà présent) viens poser son spleen lancinant et houblonné sur midlife crisis in m&s, Pete Astor insuffle l’esprit de The Attendant sur ghosts of the king’s road et chante comme on l’a rarement entendu, tout comme David Best se révèle d’une émotion rarement atteinte avec Fujiya & Miyagi. Emotion à fleur de peau que Gareth Cavill incarne sublimement entre claviers et cordes aériennes sur un des premiers titres sortis cet été.

Au delà de ce premier cercle, auquel il convient de rajouter Christian Quermalet par exemple , il y a également la volonté de pointer vers des artistes peut-être moins connus mais dont la voix et l’univers artistique sont tout aussi forts et intriguants.

C’est notamment le cas de de Angela Aux, membre de Aloa Input, sur le très pop the so called past ou de Tim Farthing, leader de Reigns, un des groupes les plus fascinants de ces dernières années. Sur the trophy room, un des morceaux les plus aboutis et obsédants de l’album, où la base rythmique dense, tendue et soutenue par une ligne de basse ample et lancinante pose un climat d’étrangeté parfait à l’expression figurative et légèrement oppressante du texte et du chant, que la guitare électrique vient dans la seconde partie du morceau totalement transcender. Il en va de même un peu plus loin, avec le spoken word intense de Nolto et DJ Need sur dark vision élargissant encore le registre des champs stylistiques investis par le projet.

Si l’écoute isolée de chacun des volumes pourrait se suffire à elle même ( et supplanter de manière isolée une grande partie de la production électro qui inonde le flux des playlists de recommandations auto-générées et probablement auto-composées des sites de streaming), c’est bien dans son ensemble que les trois volumes trouvent leur cohérence et leur progressivité : du plus sombre as black as my heart au plus pop et par instant ludique as blue as my veins en passant par as red as your lips, peut-être le plus équilibré et immédiatement accrocheur des trois. Cette évolution se matérialise en filigrane à travers les trois instrumentaux donnant leur titre à chacun des volumes, le premier très oppressant et industriel ( difficile de ne pas penser à Nine Inch Nails et le troisième nettement plus ouvert et incarné.

Cette ouverture, c’est à partir du second tiers qu’elle s’accélère avec la présence accrue de voix féminines tout aussi accrocheuses, fortes et troublantes. Si dès howl in the dark, la voix de Sarah Hum chanteuse de At Bay fait merveille, c’est bien avec complicit et to the lighthouse, deux morceaux parfaits et tubes en puissance, qui peuvent se permettre de regarder droit dans les yeux et sans sourciller les meilleurs morceaux de Massive Attack, que vient l’apaisement porté par les voix sublimes de Alice Hubble et Chloé Saint-Liphard.

Un peu plus loin encore, celle de Eliz Murad sur naHar, se pose en pendant féminin à Tim Farthing tant le morceau subjugue, trouble, fascine par son incarnation. A l‘autre extrême, l’interprétation robotique et décharnée de Vicki sur The Favorite obsède pourtant tout autant ( au casque, mode « repeat1 » activé, une pure dinguerie).

Si les voix sont une des grandes réussites de l’ensemble, les trois volumes renferment également des compositions instrumentales de haut vol, à base de samples d’inspiration cinématographique (lost together ; someone) et pour certains imparablement dansants comme the argument song (là encore tube en puissance), qui évoque au loin le Londinium de Archive dans certains de ses arrangements dont on prend pleinement la mesure de la précision, la justesse et la richesse sur ces instrumentaux.

L’inspiration cinématographique est également perceptible dans le dernier tiers du disque avec beauty of a shadow où la voix de Marie Delta se balade élégamment sur une composition sonore oscillant avec brio entre Forever Pavot et François de Roubaix.

Avec ce quatrième album aussi impeccable qu’inespéré de laudanum qui nous arrive à la rentrée, aboutissement d’un projet un peu fou dans sa temporalité et son ampleur titanesque avec un minimum de recul, il y a en tout cas matière à se réjouir. Matthieu Malon concrétise ici en effet une forme d’utopie contemporaine avec as black as my heart ; as red as your lips et as blue as my veins : Celle évoquée en creux sur self, de ne jamais se sacrifier, se perdre et encore moins perdre une réelle ambition artistique, formelle, voir morale ? Ne pas perdre non plus et peut-être surtout l’amour de la musique, des personnes qui la font, de sa plus que jamais nécessaire capacité fédératrice, sans omettre ce qu’elle génère comme émotions et comme liens avec et chez ceux qui l’écoute. A l’arrivée, le résultat tient en trois mots : Du Grand Art.

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