Interview réalisée en août 2006
A passer à côté des mots on en oublie le son puis définitivement le sens, pourrions nous souffler à notre jeunesse de linguiste pervers qui assomment les dictionnaires. Le mot (l’un des plus joli de notre langue) les sons (la musique riche et pas comme les autres) et comme chef d’orchestre un enfant du rock, car les enfants sont les résultats de l’amour. Il n’en fallait pas plus pour vouloir percer le mystère de ce projet, cet ovni dans le paysage actuel, une prise de risque…Fugues. Rencontre avec Jérôme un homme des mots au service du son et du sens. Fuguez. !!!!
Quel a été l’élément déclencheur de ton intérêt pour la musique ?
— J’avais 13 ans quand je suis entré chez un disquaire pour la première fois. C’était une espèce de stage en entreprise qu’il fallait faire au collège et j’avais choisi le disquaire parce que ça m’intriguait. Je n’écoutais alors pas spécialement de musique et mes parents encore moins. Mais je me souviens encore très bien de la pochette du " Bossa-Nova " des Pixies. On la voyait de loin quand on entrait dans le magasin. C’est la première chose qui m’ait marquée, ça et les cassettes de Cure que j’ai achetées à la fin de ce stage et que j’écoutais toute la journée. " i will never be clean again " - c’est le premier groupe que j’ai véritablement aimé. Peu de temps après je me suis lié d’amitié avec un garçon de ma classe qui s’appelle Frédéric Tessier. Premiers échanges sur la musique, premières cassettes passées sous le manteau, Bernard Lenoir puis mon premier numéro des Inrockuptibles. Le petit monde dont on parle là-dedans me fascine d’entrée et j’achète mes premiers CDs quelques jours plus tard. " Slanted & Enchanted " de Pavement, " Dirty " de Sonic Youth et " Beaster " de Sugar. Je suis définitivement accroché.
Comment es-tu passé de l’écoute de la musique à l’écriture sur celle-ci ?
— Je crois que c’est le vent qui m’y a porté, tout simplement. Avant d’écrire sur la musique, j’écrivais déjà des petites choses pour moi depuis longtemps mais je n’aurais jamais imaginé écrire un article sur un disque un jour. Je me contentais d’être simple auditeur et c’est déjà beaucoup d’émotions. Il y avait pour moi comme un pas qu’on ne pouvait pas franchir. Dans ma tête, franchir la ligne relevait presque de l’imposture. Je pensais sincèrement qu’il s’agissait d’un travail qu’on ne pouvait pas improviser, qu’il fallait des bagages, une culture, les mots qu’il faut. Puis un jour des amies à moi ont monté un petit fanzine photocopié qui s’appelait " Tournicoti ". Je ne sais plus exactement qui a demandé à qui mais toujours est-il que dès le deuxième numéro, j’écrivais mon premier article (sur Orange Juice). Je ne l’ai jamais relu depuis, j’imagine que c’est très mauvais mais c’est sans doute un exercice qui m’a plu sur l’instant puisque j’ai continué ensuite.
Tu avais une expérience de fanzine avant de d’être lancé sur le net ?
— Une histoire de frangins, même ! Avec Gaylor mon frère, nous avons monté merry.go.round il y a maintenant 5 ans. C’est un fanzine que nous avons financé nous-mêmes et nous avons tout appris sur le tas. Nous habitions alors tous les deux dans un trou paumé des Alpes, nous avions envie d’écrire, d’avoir notre espace et de le partager - alors on s’est dit pourquoi pas ? et nous sommes allés aussi loin qu’on a pu… mais d’abord à Genève, pour rencontrer Tanger, notre première histoire. Nous faisions les pires boulots d’intérims pour pouvoir nous donner quelques semaines de voyages, pour voir des concerts, faire des interviews… On traversait parfois la France entière juste pour voir un groupe comme Ulan Bator. C’était une vie à part entière et ça a duré presque 8 numéros. Aujourd’hui nous sommes toujours en contact avec certains des groupes que nous défendions à l’époque comme Man ou Innocent X dont Gaylor est devenu depuis le manager. C’est à dire que cette histoire-là, ce n’était pas qu’une question de musique, de chroniques ou d’interviews questions-réponses. C’était aussi une aventure humaine et c’est un truc que j’ai gardé pour tout ce que j’ai fait ensuite.
(nicolas cuissard)
Peux-tu nous expliquer le concept de Fugues ?
— Fugues, c’est d’abord le titre d’un album d’Innocent X que j’aime énormément. L’idée de mes premières " Fugues " m’est venue en écoutant ce disque des dizaines de fois. A la fin de merry.go.round, je commençais déjà à écrire des espèces de petits textes en écoutant de la musique. J’étais fatigué de la presse musicale et de ses codes, je voulais lire autre chose. Et c’est amusant que je puisse écrire ça parce qu’en vrai, je ne lis quasiment pas. Mais bref, progressivement et de façon très naturelle, j’ai commencé à supprimer les infos biographiques, les références pour ne garder qu’une histoire, une trace, des émotions. Un texte à part entière. L’idée c’était ça : approcher la musique de façon plus personnelle, ressentir et écrire enfin sans contraintes. Un jour, je me suis mis à compter le nombre d’adresses différentes que j’ai pu avoir, pour rire, et je me suis rendu compte à quel point le mot " Fugues " collait à ma propre vie. 18 adresses en 28 ans, c’est peut-être beaucoup je ne sais pas mais toujours est-il est que je suis resté attaché à cette idée parce que c’est aussi la façon que j’ai d’écouter de la musique. C’est une question d’émotions et de voyages - même immobiles.
Il y a quelques mois, Philippe Pigeard (Tanger) m’a raconté l’histoire qu’il s’était faite de ce projet. Il pensait que je prenais un disque, que j’écrivais une histoire, des émotions, (mes dérives en quelque sorte) tout en écoutant et que je mettais un point à mon " texte " quand arrivait la dernière note. C’est une jolie idée - et ça se passerait presque comme ça si je n’étais pas adepte de l’écoute en boucle. Au final, c’est une espèce d’échange avec la musique, comme des univers qui se croisent. C’est une démarche sensitive bien plus qu’intellectuelle
Est-ce une idée neuve ou un longue maturation ?
— J’ai d’abord fait trois Fugues en solitaire étalées sur plusieurs années. C’est un projet qui n’a pas forcément été bien compris ou perçu ou même lu par le milieu indie, ce que je peux comprendre parce que c’est une approche très particulière et pas forcément sexy - et c’était aussi un truc très personnel fait pour me maintenir en vie. Ces trois volumes sont des projets très simples. Un entretien, neuf textes et rien d’autre. J’en ai un quatrième en stock que j’espère pouvoir sortir avant la fin de l’année (" fugue " au singulier) mais le concept sera encore plus radical et épuré : il s’agira d’un recueil de textes illustré par des photographies - ce n’est pas exactement vendeur pour un fan de musique et de presse spécialisée mais ça a le mérite d’exister et c’est quelque chose que j’ai envie de partager, même si c’est avec trois personnes. C’est une première chose mais je dois avouer que quelque chose là-dedans me manquait : le travail d’équipe, l’échange avec les gens. C’est de là qu’est partie l’idée de créer une sorte de collectif, de travailler à plusieurs avec des images, des mots et de la musique. Cet objet à plusieurs est en chantier depuis le mois de mars et c’est un soulagement énorme d’en voir le bout aujourd’hui.
Combien êtes-vous sur le projet ?
— Pour moi, tous les auteurs de Fugues font partie de ce projet - musiciens inclus. Nous sommes cinq à écrire : Sébastien Jacobs, Aurèlie de Haese, Malika Sciberras, Delphine Grassot et moi-même. Ces personnes sont soit de grandes rencontres soit de grands amis voire peut-être même les deux. Chacun a son style d’écriture, ses goûts musicaux. Il y a également deux photographes sur ce projet : Nicolas Cuissard qui tient le Camembert Magique et Elodie Mirbel qui travaillait déjà avec mon frère et moi sur merry.go.round. Mais il faudrait aussi ajouter à ce petit groupe Philippe Pigeard (Tanger), Philipp Bückle (Teamforest) et tous les musiciens qui ont participé à cette histoire. En réalité, nous sommes beaucoup sur ce projet :)
Fugues doit-il se transformer en un espace ouvert sur un format papier ?
— Fugues est un format papier. Je n’ai jamais souhaité qu’il finisse ses jours sur Internet. C’est aussi un espace ouvert : je n’ai aucune idée du futur de ce projet. Nous laissons venir l’imprudence, comme dirait Bashung.
Le papier contre la virtualité du net ? Le net pour toi n’est-il pas l’autodafé à portée d’un bug informatique ?
— Je n’ai rien contre Internet. C’est un support qui permet de faire et connaître beaucoup de choses. Mais ça ne remplacera jamais le plaisir qu’on peut avoir à tourner des pages, à sentir l’odeur, à prendre dans ses mains. Ce rapport au toucher, c’est aussi ce qui donne envie de lire, de prendre son temps, de conserver et d’emmener partout avec soi, en vacances, dans le métro, dans les trains. C’est quelque chose qu’on peut voir tous les jours : des gens qui lisent dans les transports en commun, dans les parcs… Fugues n’est pas un livre mais mon idéal c’est ça : avoir un objet qu’on puisse mettre dans son sac, transporter au gré de ses déplacements puis lire ou regarder quand on en a envie. On peut faire la même chose avec un ordinateur portable mais je crois que c’est important de savoir éteindre l’horloge et de garder ces petits plaisirs simples.
(malika sciberras)
La version digest disponible sur le net me fait penser à un livre de Patrick Bouvet illustré par un photographe fatigué de l’humanité. Fugues n’aurait pas pu s’appeler passerelle ?
— Il faudrait poser la question à Nicolas Cuissard. Son travail est très important dans ce projet. Maintenant " passerelle " je ne sais pas. Une passerelle vers quoi ?
Quelle est la périodicité que tu souhaites pour Fugues ?
— Ce que je souhaite pour Fugues, c’est que ce projet puisse continuer de me surprendre. Ce premier " numéro ", c’est presque six mois de travail. Je pourrais donc dire deux par an mais ça peut aussi être plus. Ou moins. L’essentiel pour moi, c’est que ce projet ne trahisse pas son nom. Et qu’il continue de tracer sa voie.
As-tu des retours avants coureurs de la part de label intéressé par cette démarche qui sort des sentiers battus et surtout qui donne du sens ?
— Oui. Mais pour le coup, je n’ai pas été surpris puisque ce sont les plus petits (et donc les plus " fauchés ") qui se sont présentés, parfois même spontanément. Il y a surtout deux labels qui ont fait preuve de curiosité et qui ont pris le risque de nous suivre : Herztfeld et Arbouse Recordings. Les autres je ne sais pas, ils ne répondent pas ou envoient des messages automatiques. On ne va pas changer le monde. Il faut attendre, faire nos preuves. C’est une chanson qu’on a déjà entendu.
(nicolas cuissard)
Dans l’esprit Fugues est-il une suite des compilations volumes que nous achetions en import à la fnac comme un témoignage en plus du NME du Melody Maker et de Lenoir, mais là avec Fugues la couleur et n’est pas à outrance et la pub en moins ?
— Je crois surtout que Fugues est un projet fait par des gens passionnés. Le disque qu’on donne avec le livret, c’est un plus, une envie de faire découvrir, d’offrir ce qu’on peut. On ne s’inscrit pas dans une quelconque tradition si ce n’est celle du format papier. Bien sûr nous avons des références, des images qui nous viennent en tête quand on évoque LE magazine musical. Quand je travaillais sur la maquette de Fugues, j’avais cette fâcheuse tendance à reproduire des schémas journalistiques. J’ai du me déshabituer, oublier les codes, les sommaires, les informations et ne pas me faire prendre à mon propre piège. Fugues est un drôle d’objet que parfois je ne saisis pas moi-même. Et c’est tant mieux ! Ceci dit bien sûr que j’aimerais entendre que nous reprenons un flambeau, qu’il s’agit d’un petit acte de résistance et que ce n’est pas perdu pour tout le monde. Mais nous sommes des gens simples : nous avançons à notre rythme, nous partageons des choses ensemble et j’espère bientôt avec les gens qui nous liront. C’est une belle histoire et c’est déjà l’essentiel.