C’est un pari risqué que de chanter en français en 2014. D’abord parce qu’à une époque où la mondialisation assumée fait qu’on n’écoute guère plus que la même soupe en langue internationale dans tous les lieux publics, de la galerie commerciale aux transports en commun, ce qui habitue massivement l’auditoire à la langue de Shakespeare. Ensuite parce que les artistes du siècle dernier que l’on cite souvent en référence ont placé la barre tellement haut que l’échec, le ridicule ou le plagiat sont des pièges devenus difficiles à éviter. Enfin parce que les quelques résistants qui participent à la nouvelle vague musicale en France occupent déjà bien la place - non pas tant en termes de quantité qu’en qualité - en témoigne les récentes productions de François Atlas et sa bande ou celles de Florent Marchet, Emilie Simon ou Bertrand Belin, pour ne citer qu’eux.
Aussi, avant même de parler concrètement de ce qui fait de ces Fleurs Sauvages un bon album, il faut saluer son audace. Entièrement francophone, le nouvel album de Charlie est une bulle d’oxygène linguistique, une goutte d’eau fraîche dans l’océan de sirop au sucré gluant que constitue l’industrie culturelle aujourd’hui. Cependant, réduire Les Fleurs Sauvages à un morceau de bravoure en matière de préférence nationale serait pure bêtise. Car même si le parallèle entre Charles Baudelaire et ses Fleurs du Mal est facile à faire, c’est du côté de l’Amérique qu’il faut aller chercher pour comprendre l’atmosphère qui enveloppe cette bonne trentaine de minutes de voyage.
En effet, tout à l’exception de Sans Commentaire, duo pop avec Da Silva (qui a réalisé cet album) transpire la folk et le blues. Charlie l’avoue elle-même, elle a très peu de références musicales françaises et aime tout ce qui est un peu poussiéreux. Et ça se ressent au détour d’une gratte en arrière-plan, d’une grosse caisse étouffée, d’un harmonica bien placé. On se croit tantôt au Nevada, tantôt au Colorado, tantôt dans l’Utah ; toutes ces régions qui renvoient à l’imagerie du cow-boy solitaire. Le morceau d’ouverture, ne serait-ce que par son titre (Chercheur d’Or), amorce parfaitement cette performance onirique.
Avec Les Fleurs Sauvages, Charlie nous livre une dizaine de très courts-métrages sonores, comme des histoires qu’on se raconte au milieu de la nuit, en y mettant toute la dramaturgie qu’il faut pour que ce soit vivant. Les Vents Contraires est la parfaite illustration de cette cohésion entre la narration littéraire et son accompagnement sonore, à la manière de Sailing To Philadelphia de Mark Knopfler.
Et l’on touche alors du bout des oreilles le paradoxe magique qui inonde Les Fleurs Sauvages. Album de blues/folk français ou histoires intimes narrées à l’américaine ? Chansons douces-amères illustrant les thématiques intimes d’une artiste du vingt-et-unième siècle (Si Seulement Si) ou incantations apaches proférées au milieu du désert (Les Pluies) ? Impossible de se fixer sur une réponse claire et définitive tant tout n’est que suggestion, subtilité et délicatesse, amené avec une précision implacable par la voix de Charlie et la justesse de ses musiciens.
C’est l’atout majeur de cette sortie : son ubiquité constante. Avec les dix pistes des Fleurs Sauvages, on oublie totalement les concepts fondamentaux de l’espace et du temps. Charlie déclame des chansons d’amour, des fragments de vie et de sentiments, et inscrit son album dans la prestigieuse nébuleuse intemporelle où résident tous ces opus qu’on peut réécouter même si les années passent, car, qualité suprême, évidente, et pourtant si difficile à atteindre pour un engagement artistique : ils nous font oublier qui on est, où on est, et nous font simplement voyager de la première à la dernière piste.