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Winter Family est un duo franco-israélien formé en 2004 par Ruth Rosenthal (née à Jérusalem) et Xavier Klaine (originaire de la région de Nancy). Xavier (musique, orgues, piano, harmoniums) et Ruth (Écriture, chant, batterie, machines) composent une musique qui, bien qu’inclassable, est décrite comme "funeral pop, weird wave ou doom swing". Des chansons à la voix envoûtante, une musique brute, mélodique, tissée de drones, d’arpèges de piano noirs, d’orgues saturés, de batterie minimale, et de field recoding.

Le duo a enregistré trois albums sublimes et est autant connu pour sa musique que pour ses créations de théâtre documentaire dans lesquelles politique et sociologie ont une place majeure. Winter Family a réalisé plusieurs "pièces" en explorant des thématiques telles que la violence, la vie des habitants de Palestine et d’Israël ou les paradoxes de la bourgeoisie ultra-connectée de nos pays riches.

En mai dernier est sorti sur le label Sub Rosa, "Chevaliers". Un disque à part dans la discographie de Winter Family puis qu’il ne s’agit pas, à proprement parlé d’un album, mais d’une création réalisée en 2006 pour le chorégraphe Paco Dècina. "Chevaliers" a donc été enregistré il y a quinze ans et les pistes ont été remixées récemment. Les prises se sont faites dans l’église de Maxéville en Meurthe-et-Moselle, et la musique est essentiellement jouée sur son grand orgue. Un disque à l’ambiance prenante où le temps s’étire, avec des tapis de drones qui tournent autour des colonnes et se cognent contre les voûtes. Au milieu des nappes extatiques s’élèvent la psalmodie de Ruth, les ombres et la lumière.

Il y a quelques jours, Ruth et Xavier ont accepté de répondre à quelques questions, par mail, pour nous en dire davantage à propos de "Chevaliers", leur travail et leur regard artistique singulier. ADA les remercie chaleureusement pour leur disponibilité.


(Entretien réalisé fin mai/début juin 2021)

ADA : Avec "Chevaliers", différentes époques se superposent : le disque est sorti ce mois-ci, il est constitué d’enregistrements de 2006, que Xavier a mixé en 2018. C’est un disque où les mémoires se télescopent : Celle de la tante de Xavier, femme religieuse qui a permis à Winter Family d’accéder à l’orgue de l’église de Maxéville qu’on entend sur tout le disque. Celles de l’ enfance de Xavier, marquée par cette même église et son chœurs d’enfant, auquel il participait. Celle du Dr Albert Schweitzer. Celle de la seconde guerre mondiale, avec la mention du canon allemand posé dans le jardin familial. Et d’autres, très lointaine, avec par exemple une lettre de Saint Paul interprétée par Ruth. "Chevaliers" est une création où la notion du temps est très forte. Le temps se dilate puis ne forme plus qu’un point où toutes ces périodes se rencontrent.

Qu’est ce qui vous a donné l’envie de proposer ce disque particulier aujourd’hui ?

Winter Family : En 2018 je me suis retrouvé à commencer à vider la chambre de ma tante amoureuse de Jésus, et sans doute non binaire sans le savoir elle-même, dans cette maison familiale hantée en banlieue de Nancy. j’ai posé mes enceintes, mon ordi, et tout de suite je me suis mis à réécouter la bande son que j’avais enregistré aux grandes orgues pour Paco Décinà 12 ans plus tôt. c’est elle qui m’avait filé les clés de l’église pour enregistrer quand je voulais, et j’ai joué sur ces grandes orgues pendant son enterrement… ça me paraissait normal de commencer par ce son… Donc je l’ai remixé en l’imaginant là, juste sur le lit, le regard tourné vers le crucifix géant qui était accroché en face de son lit… C’est un peu une ode à son agonie solitaire. J’aimais beaucoup ce personnage difficile et très particulier qui fumait des cigarillos en divaguant sur l’état du monde d’une voix rauque et masculine. Elle était persuadée que Ruth était la cousine de Jésus. C’était intense parfois de passer des soirées avec elle. Les objets que l’on voit sur l’album ont été trouvés dans cette maison. Pour le meilleur et pour le pire...

Photo by Henrike Stahl st martin church maxeville

ADA : Ce disque a une teneur religieuse particulière : sur la pochette on peut voir le Christ, un chapelet, la musique a été enregistrée dans une église et peut offrir des tonalités liturgiques, et enfin, d’après les notes de l’album, Xavier, tu souhaitais à travers ces drones massifs d’orgues à tuyaux, transmettre le climat d’un catholicisme de l’est de la France du milieu du siècle dernier. Quelle place a Dieu ou l’idée de Dieu dans votre rapport au monde et dans votre création ?

Winter Family : Je n’ai pas la foi. je crois en revanche en la capacité absolue de l’homme à douter. Ruth n’a pas la foi non plus. mais la religion a toujours eu une grande importance dans nos conversations permanentes, presque autant que la politique. J’ai eu une éducation chrétienne assez solide enfant, et parfois très pénible, Ruth, née à Jérusalem, a une grosse connaissance des religions. La musique c’est peut-être la transcendance, quelle qu’elle soit. Du corps vers le ciel, des certitudes vers le Doute. Qu’on la ressente sur un dancefloor ou en fermant les yeux seul dans le noir. Et c’est là mon seul Salut mon fils.

ADA : Ruth, dans Winter Family, tu chantes/parles en anglais, en hébreu et occasionnellement en français. Qu’est ce qui détermine ton choix d’utiliser telle ou telle langue dans ta poésie ?   Winter Family : C’est pas vraiment une choix, plutôt un sentiment. Je contrôle pas assez le français pour l’écrire vraiment mais avec le temps il y a plus en plus de mots et de phrases en français qui rentre dans mon écriture. l’hébreu est ma lange maternelle (et celle que j’utilise avec ma fille) et donc la plus naturelle pour moi. J’aime utiliser l’anglais qui est une langue totalement étrangère pour moi et donc me donne une plus grande liberté.

ADA : Ruth, pourrais-tu nous faire part de quelques livres qui ont nourri les travaux de WF ? Winter Family : Je lis vraiment beaucoup et depuis toujours mais je ne pense pas que les livres nourrissent directement notre travail. les 3 dernièrs livres que j’ai lu (et que j’ai beaucoup aimé) sont : ’Apeirogon’ de Colum McCann, ’Mercy, Mary, Patty’ de Lola Lafon et ’Homeland Elegies’ de Ayad Akhtar

ADA : Winter Family, tout en réalisant des œuvres à la dimension politique affirmée, a toujours exprimé une grande lucidité sur "le monde de la culture" et ses contradictions : à savoir que le public des salles de théâtre ou celui des salles de concert "indie" est essentiellement constitué de populations issues de la classe moyenne supérieure. Une population qui peut s’émouvoir, le temps d’un spectacle ou d’une chanson, des malheurs du monde ou peut s’en indigner sur son smartphone mais qui paradoxalement, est incapable de se "transformer" ou de "se mobiliser" en raison du confort matériel dans lequel elle vit. Avec une telle lucidité sur ce risque d’ "entre-soi" et sur le cloisonnement de nos sociétés, comment conservez-vous la motivation à créer et l’envie de partager vos créations ?

Winter Family : Je ne parlerais pas de "classes moyennes supérieures". Dans "classe moyennes" il y a à mon sens, une esthétique, une sociologie très particulière… Il s’agit du monde pavillonnaire provincial dont je suis issus. Et qui est à mille lieux de la consommation d’objets culturels tels que les pièces de théâtre documentaire que nous créons et financées par de l’argent public. Je parlerais alors plutôt de petite bourgeoisie culturelle. Celle-ci méprisant totalement les classes moyennes d’ailleurs. Cette bourgeoisie culturelle a un pouvoir réel en France, dont les acteurs sont le plus souvent des enfants de professeurs, d’artistes ou de petits notables nés dans les centres villes. Ils bénéficient de privilèges culturels immenses dans la société française. Je fais partie de cette classe sociale aujourd’hui. Ce qui me dérange c’est quand elle prétend souvent vivre dans la précarité et se drape des oripeaux du prolétariat par réflexe idéologique, comme je l’observe parfois dans le monde de l’intermittence. Il s’agit à mon sens d’une véritable appropriation sociale pour rester poli. C’est assez pénible à observer quand tu connais des gens qui vivent dans une grande précarité dans des zones abandonnées au surendettement, au tramadol, à la misère, à la détresse sociale, psychique et à l’acculturation. Une connaissance, infirmier psychiatrique à Brest, donc aux premières loges de la précarité sociale, me disait il y a quelques jours : "être bohème dans une grande ville, même avec pas beaucoup d’argent, quand on a du réseau, des amis, un travail qu’on aime où on ne se salit pas les mains, ça n’a rien à voir avec de la précarité". Je suis d’accord avec lui. C’était tout le message spontané des gilets jaunes avant la récupération du mouvement par la petite bourgeoisie culturelle indignée, justement. Après j’ai conscience que ce constat ne débouche sur rien d’autre qu’un cul-de-sac politique et qu’il ne faut pas tomber dans le piège de la réaction populiste, ce qui serait vraiment atroce. La ligne est tendue, il faudrait avoir conscience de nos privilèges. La petite bourgeoisie culturelle n’a aucune conscience de ses privilèges culturels et très souvent fonciers, elle se pense ’en résistance’ alors qu’elle abuse directement du prolétariat depuis plusieurs siècle… Une domination franche des classes prolétariennes, racisées ou non, issue directement du plus brutal patriarcat capitaliste. Cette domination culturelle est renforcée en France par le fait que l’art est massivement subventionné, qu’il devient culture, et donc qu’il faut répondre aux injonctions d’une politique culturelle étatique dont il faut connaître les codes, le langage, les enjeux, les indignations, les ’en rage’. C’est la raison mécanique pour laquelle un grand nombre d’artistes français ont fait des classes prépa ou qu’un grand nombre de metteurs en scène sont agrégés. Ils sont alors les parfaits représentant ’artistes’ de leur classe culturelle dominante. Et ils tuent la notion même d’underground ou de contre pouvoir en désignant à la vindicte d’autres dominants moins nombreux et encore plus privilégiés qu’eux même au lieu de lâcher d’abord leurs propres privilèges au profit des classes dominées. C’est plus facile. Alors on crée des trucs parce que c’est la seule chose qu’on aime faire. Mais pas envie de pouvoir.

ADA : Enfin, votre travail de théâtre documentaire vous occupe beaucoup. Est ce que vous travaillez aussi sur un prochain album ?

Winter Family : Oui, on enregistre ’On Beautiful Days’, mais notre lenteur devient limite pathologique. Et créer des performances de théâtre documentaire nous prend en effet beaucoup d’énergie. Je pense qu’il sortira l’année prochaine. j’espère. Il s’annonce un peu charnière...et nous emmène gentiment vers d’autres sons, d’autres technologies, qui seront maîtrisées dans l’album...suivant. On a toujours un album de retard par rapport à ce qu’on dans la tête, du coup, on avance à reculons, c’est notre rythme. On crée en ce moment aussi ’Patriarcat : l’homme blanc, la sorcière et l’adolescente’, une performance documentaire sur les mécanismes patriarcaux de notre propre petite famille. Et puis plein d’autres projets avec des gens supers : Philippe Petit, Damien Jalet et Nach. Merci.



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