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De quoi nous parlent les disques ?

Depuis bientôt un quart de siècle, les chansons d’Arab Strap mettent sur la table et dans nos oreilles des "choses" qui touchent bien du monde, mais des "choses" qu’on ne dit pas forcément et qu’on chante encore moins : la solitude, la frustration, le caractère pathétique des hommes (avec un petit "h") et de la masculinité, l’addiction, la misère sexuelle, la lâcheté, la fuite... Des sujets que l’on retrouve dans des titres étiquetés "indie pop / slowcore / post rock", distillées avec un humour typiquement écossais, entre autodérision et ironie.

On ne présente plus Arab Strap alors faisons court. Arab Strap est le même duo depuis ses début : l’auteur et chanteur Aidan Moffat et le multi-instrumentiste Malcolm Middelton. Tous deux sont nés en 73 et ont grandi à Falkirk, en Écosse. Arab Strap a réalisé plus d’une quinzaine de disques (albums studio, live, EP et compilations confondus). Des enregistrements qui se caractérisent par des morceaux d’une beauté sincère, à la tension diffuse et à la mélancolie prégnante, et par une voix léthargique et belle qui touche (ou pas). Le duo naît en 96, se sépare en 2006 et se "reforme" en 2016. "As days get dark", est le premier disque du groupe en 16 ans. Soit un événement majeur chez certaines personnes d’âge moyen résidant à Glasgow ou dans des zones urbaines aux climats similaires, qui écoutent encore des disques et qui présentent à l’occasion des tendances dépressives.

Vieillir.

Dans Arab Strap, Aidan Moffat s’est toujours appliqué à mettre en mot, avec humanité et humour, sans jugement, ce qu’il y a de moins reluisant chez lui et chez les autres, c’est à dire une part de ce que nous avons tous en commun. Dans "As days get dark", le temps qui a filé, le vieillissement et les constats qui l’accompagnent se sont fait une place dans son écriture. Le disque s’ouvre sur ces mots : " I don’t give a fuck about the past, Our glory days gone by" avec l’épique "The turning of our bones", titre aussi profond qu’efficace, avec son ambiance de cinéma, son beat imparable et son récit où l’on croise la mort, le sursaut de désir du corps vieillissant, les rituels lointains et la résurrection. Une chanson pop de danse noire où ruissellent les images fortes et la poésie.

Des morceaux de ce tonneau (on devrait dire « de cette pinte » chez Arab Strap), il y en a un paquet sur ce disque. "Another clockwork day", titre doux qui nous plonge dans l’intimité d’un homme, fatigué par le temps, se réfugiant dans la solitude nocturne, et se consolant avec le sexe triste et solitaire, nourri de souvenirs et de fichiers numériques. "Kebabylon" et son refrain pop massif, où l’on suit un mystérieux personnage dans les bas fonds d’une étrange cité, s’enfonçant dans la nuit pour y trouver la lumière. Le lent et poisseux "Tears on tour" à l’humour larvée. "Fable of the urban fox", une fable vieille comme le monde, celle des populations migrant vers des eldorados trompeurs, en forme de chanson traditionnelle de ce début de siècle. L’envoûtant "Sleeper" où l’auditeur prendra le train avec Aidan (dont l’ épaule, sur ce titre, touche celle de Nick Cave, façon conteur gothique) pour un périlleux voyage psychique. Enfin, en clôture, le magistral "Just enough", l’une des chansons les plus forte d’Arab Strap, trois minutes et trente secondes de condensé de condition humaine, d’aveux de lâcheté, de rage, de beauté et de mélodies aussi simples que redoutables.

"And it’s just enough to harm

It’s enough to make its mark

Just a hand to hold as days get dark

A private penance in the night"

As days get dark est un album à la fois intimiste et sophistiqué. On retrouve des ingrédients bien connus des recettes d’Arab Strap : les arpèges clairs de guitare, et le voisinage de boites à rythme, d’ instruments acoustiques et de sonorités électroniques. Des chansons pop qui ne peuvent se délester de la mélancolie qu’elles portent, qui regorgent de phrases qu’on voudrait noter quelque part. En gardant son identité, le groupe ne se répète pas. Les compositions prennent des directions nouvelles et Aidan Moffat semble ne jamais avoir autant maîtrisé son phrasé. Le son est actuel, le disque est produit sans passéisme et sans posture. Une production où le travail numérique a peut-être écarté une chaleur humaine que l’on trouvait sur les anciens enregistrements du groupe.

Concernant la pochette de l’album que Moffat en interview qualifiait lui-même d’ « étrange », elle pourrait sembler prosaïque au premier coup d’œil. C’est l’écoute attentive du disque et la lecture de ses textes qui en révéleront sa beauté cachée et une certaine poésie. Elle illustre de nombreux éléments de ce dernier enregistrement : nos cerveaux saturés d’images, la nuit et ses lumières artificielles, la confusion des sentiments amoureux, la représentation numérique des corps... C’est aussi de tout cela dont parle "As days get dark". Un disque où désespoir et désir se superposent, où beauté et laideur se rencontrent. Et c’est très beau, où plutôt c’est très apprécié par certaines personnes d’âge moyen résidant à Glasgow ou dans des zones urbaines aux climats similaires, qui écoutent encore des disques et qui présentent à l’occasion des tendances dépressives.