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Je n’étais pas de super bonne humeur à la base. Je ne sais pas si c’était un bad trip ou un tardif éclair de lucidité en cette période d’illuminations tapageuses, mais l’envie me venait de laisser la musique aux pros, la politique aux pros, la rigolade, la légèreté, l’amour, la vie, les chroniques et les contes de noël, de tout laisser aux pros. "Laisse ça aux pros mon gars !" - à force de me l’entendre dire, et plus souvent encore, de me le faire sentir, ils m’avaient convaincu, tous, là, le monde. Parce que "tout le monde est un putain de pro", comme dit Eliott Smith dans St Ides Heaven. En anglais. Ah oui, l’anglais aussi ! "Laisse l’anglais aux pros". Et toute sorte de langage aussi d’ailleurs. Ça t’évitera de dire quelle connerie que ce soit. En wolof non plus personne ne t’écouterait de toute manière. Et en desesperanto ? Bon, ça devait être un bad trip. Un mauvais trajet.

Et avec mon amour nous sommes allés voir The color bars experience (non, mon amour, je plaisantais, je ne laisserai pas l’amour aux pros) : Jason Lyttle, Troy von Balthazar et Kenneth Stringfellow, et un orchestre d’une vingtaine de musiciens, vibraphone, cloches, cor, basson, guitares, violons, violoncelle, batterie, des choeurs aussi discrets que magnifiquement précis, et plein de trucs, reprennent l’intégralité de l’album d’Eliott Smith : Figure 8.

La salle intimiste et jolie comme tout de l’Opéra (moulures à croquer, velours soyeux ou soie veloutée, couloirs comme à la maison, en plus propre, en mieux, fauteuils un peu raides mais bon) est pleine et je suis content de voir que pas mal de vieux popeux dans mon genre ont amené leurs enfants. J’espère - j’y crois - que ces chansons sont immortelles et la douceur une émotion contagieuse. On est nombreux à avoir été marqués par cet album, par la pureté de ses lignes mélodiques (je ne sais pas si c’est un hasard, mais ils ont passé du Chopin juste avant, et ça faisait sens), quelques phrases parfaites comme : "Si la Patience montait un groupe, je serai son plus grand fan"- en anglais ; et ses orchestrations flamboyantes, beatlesiennes, prenant de la hauteur sur le son des premiers albums, guitare-voix et quelques bricolages charmants de bande magnétique. Je reste plus attaché à ceux-là, aux premiers, mais je n’essaie de ne pas me laisser aveugler, ou plutôt a(-disque)-ssourdir (wouf celle là c’est costaud et uniquement pour les fans de Dominique A, je crois que y’en a quelques uns par là) ("laisse les jeux de mots aux pros !") par mon premiers-disquisme primaire parce que, oui, c’est tout de même bon, un petit noël de temps en temps, quand tout le monde est là pour que ça parte vraiment. Cet art de frôler le kitsch avec le sourire chaleureux et ce qu’il faut de retenue et d’auto-dérision pour que ça ne parte pas en guimauve, c’est peut-être ça la magie de Noël - ce qu’il en reste après que Dieu et Eliott Smith sont morts, qu’on a admis qu’on était tout seul, qu’on a admis aussi qu’on n’avait rien de spécial dans cette communauté de gens seuls, rien de spécial à apporter, rien de spécial qui nous aurait été réservé, et autres trucs super déprimants en soi, mais du genre de ceux auxquels on aime penser, puis ne plus penser, en écoutant nostalgiquement des chansons encore plus belles que tristes, ouf, tout est là et c’était ma phrase-guirlande infinie sur le sapin d’ADA. La musique c’est ce qui survit à nos déceptions. Ce qui en est nourri et les transcende.

Comme c’était un cadeau, je n’ai pas le droit de dire le prix, mais franchement ça va. C’était 5 fois moins que Lou Reed jouant Berlin il y a quelques années (dans le genre anthume ou posthume "rejouons l’album concept ambitieux d’un génie prenant une envolée rock symphonique, sans risquer, comment dire, l’excès de bon goût") et c’était surtout splendide.

Ils ont joué "Figure eight", le morceau de Schoolhouse rocks chanté à l’origine par Blossom Dearie et repris par Eliott Smith pour un projet de compile (qui ne l’a pas retenue !). Comme dans sa reprise ils n’ont pas joué le couplet ni la fin, juste la tournerie triste de la comptine. C’est un poil frustrant, mais ça reste dans le ton mélancolique et souriant dans la mélancolie. Je nous mets quand même le youtube de l’originale.

Les trois chanteurs se relaient et j’étais étonné que les moments où ils chantent ensemble soient si rares. Stringfellow a le coffre qu’il faut pour emmener les premiers morceaux dans leur dimension symphonique ; Troy Von Balthazar pose son timbre plus fragile (au lecteur d’ADA je sais qu’on ne la fait pas - vous reconnaissez bien ici la manière polie de dire que c’est pas tout le temps parfaitement juste), dramatique et intime sur LA et des chansons plus calmes ; Jason Lyttle est aussi dans cette tonalité douce et intime, mais plus mélodieux. J’ai beau avoir un faible pour le côté pince sans rire de Troy (un type qui range son groupe Chokebore sous l’étiquette "sadcore" a forcément beaucoup d’humour), je reconnais que Jason est celui qui semble le plus à l’aise dans les mélodies labyrinthiques de cet immense songwriter. J’ai aimé que soit émouvant sans être "emo". Dur même pour un grand garçon de ne pas pleurer quand ils se mettent à faire Between the bars en rappel. J’ai aimé que Hapiness soit chanté à trois voix et il y aurait beaucoup - tout en fait - à dire sur la subtilité et la délicatesse des arrangements, l’implication émotionnelle forte de chacun des musiciens, qui se sent, se voit, et surtout s’entend.

Bref, sur le papier "The color bars experience" est la meilleure idée du monde ; dans la réalité c’est aussi la meilleure idée du monde. Et c’est un moment qu’on est heureux d’avoir vécu. Ils n’ont pas laissé la solitude et le réservoir de tendresse infinie des chansons d’Eliott Smith aux pros, ils l’ont rendu à ses amoureux. Peut-être que c’est parce que ce sont vraiment des pros qu’ils réussissent à donner cette impression ; peut-être que, pro ou pas l’important c’est le coeur qu’on met aux choses. Ah mais ça marche pas pour les tueurs en série, me souffle un relecteur sarcastique. Qu’importe, j’aurais essayé de faire un conte de noël. Puissions-nous en faire autant, de la chose publique, de la musique, de l’amour, de la vie, des contes de noël et des chroniques : ne pas les laisser aux pros mais les rendre à ses amoureux. C’est ce que nous vous souhaitons en ces jours patati-patata.





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