Interview réalisée à la Route Du Rock le 13 août 2005
A l’approche des classements de fin d’année, mise en ligne stratégique de notre entretien avec Tony Dekker, tête pensante de Great Lake Swimmers et auteur avec Bodies And Minds d’une merveille de folk désenchanté. Désormais vous saurez qui afficher aux tableaux d’honneur des périodes de fêtes à venir… La rencontre se joue quelques heures après une prestation admirable à la Route du Rock. Etonnamment seuls avec le jeune songwriter canadien, nous plantons deux chaises au milieu du champ qui s’étend derrière l’espace presse. Discussion à bâtons rompus donc et certainement un peu décousue.
Hey, salut. Magnifique concert, merci.
— C’est vrai, ça t’a plu ? On était un peu inquiet à vrai dire… On avait cru comprendre que les gens étaient venus pour Camille. Finalement, je crois qu’ils ont apprécié…
Sûr. Ta prestation m’a impressionné. La manière dont tu emplis l’espace, juste ta voix et toi… Avec cette réverbération qui paraît naturelle…
— Tu sais le premier album [le magnifique Great Lake Swimmers, ndlr] avait été enregistré dans un silo à grains et le second dans une église…
Ta voix est si pure… C’est un talent naturel ?
— Totalement non naturel ! Je crois que c’est à force de faire des concerts…[Il s’interrompt]. Eh, c’est The Organ qu’on entend ? Elles sont Canadiennes aussi tu sais…[il remarque mon T-Shirt Royal City, un autre groupe de pop-folk canadien aujourd’hui défunt qui partageait avec GLS le même producteur, Andy Magoffin]. Royal City ! Ils sont supers. On a joué quelques fois avec eux. Bon, excuse-moi. Reprenons…
La formation avec laquelle tu jouais ce soir a été mise sur pied pour ce concert seulement, je crois…
— Oui. A l’exception d’Erik Arneson, le joueur de banjo. Les autres appartiennent au groupe hollandais We vs. Death. On les a rencontrés l’année dernière et on a gardé contact. Mes musiciens habituels ne pouvaient pas venir… We vs Death joue du post-rock…
Le batteur était incroyable [il dominait son kit de sa stature et en jouait comme un gamin d’une batterie de cuisine]…
— Oui. Tu sais GLS en tant que groupe a toujours été l’occasion d’intégrer des nouveaux musiciens. On voit ce qu’ils peuvent apporter et comment cela peut influer sur notre son.
Donc GLS ce n’est pas seulement Tony Dekker ?
— Non. Je suis un peu celui qui conduit le navire mais les autres montent à bord avec moi.
C’est un peu un cliché maintenant mais ta réponse le confirme, tu parais si humble…
— [Long silence]… Euh… Je…Euh…
Désolé de t’embarrasser. En fait tu donnes l’impression de tout céder à ta musique. Tu aurais pu faire autre chose que de la musique ?
— Je crois pas. Je pense que je suis des traces… Je poursuis un rêve. Je sais pas trop ce que je fais mais je le vis. J’imagine mal ma vie autrement qu’avec la musique.
Tu as tout abandonné pour la musique ?
— Je suis aller à la fac. J’étudiais la littérature. Après j’ai bossé pour l’industrie du cinéma. Et la musique a fini par prendre tout mon temps. Je me suis dit qu’il fallait que j’essaye d’en faire à plein temps. Et maintenant ma vie entière est dédiée à la musique [sourire gêné]…
Je me pose toujours la question quand j’observe la carrière des groupes, du moment délicat où un choix doit être fait. La musique ou pas…Un choix dicté par des facteurs sur lesquels je m’interroge…Un choix qui coûte…
— Pour moi la musique est un tel chantier en soi que je n’ai pas l’impression de lui sacrifier quoi que ce soit…Je lui sacrifie ce que n’importe quel artiste au sens large lui sacrifierait mais bon… Ça en vaut le coup…
Tu composes en tournée ? J’ai lu que tu écrivais beaucoup de musique sans l’enregistrer.
— C’est vrai. J’aime laisser mes morceaux s’affiner. Tu vois ce que je veux dire ? Comme du vin. S’ils m’accompagnent encore longtemps après, si je peux les jouer et me sentir à l’aise avec eux alors je sais qu’on peut penser à les enregistrer. Je les travaille doucement, par touches…
Ton premier album avait été chroniqué dans un magazine musical français connu, les Inrocks. Ce n’était pas un journaliste musical qui l’avait chroniqué mais un journaliste en charge de la partie cinéma [S. Kaganski, ndlr]. Dans sa chronique il racontait qu’il avait atterri sur son bureau et qu’il s’apprêtait à le balancer. Mais il avait été frappé par la pochette et le caractère cinématographique du titre " Moving Pictures Silent Film ". C’est vrai que ta musique a ce caractère…
— Dans un sens oui. Peut-être…En fait…Euh, c’est plus que je me concentre sur les atmosphères [notez comment ce personnage éminemment courtois tente une réponse qui ne laisserait pas entendre que je me trompe tout en me corrigeant sans en donner l’impression… La classe !]. Certaines de mes chansons peuvent avoir un caractère abstrait mais ce qui domine chez moi c’est toujours la recherche de l’émotion…
Tu dois partir je crois. On m’a demandé de te libérer. Tu peux m’accorder encore deux minutes ?
— Sans problème.
Choisis une chanson qui figurerait parmi celles que tu affectionnes et raconte-nous un peu son histoire.
— De Bodies & Minds ?
Par exemple.
— Euh…Je pourrais parler de " Let’s Trade Skins ". Celle-là c’est…euh… Il me semble que j’ai quelques chansons qui évoquent la peau comme " The Man With No Skin " sur le premier album. On me demande parfois ce que cela signifie. La peau c’est notre organe le plus étendue, celui qui nous permet de sentir. Et il y a l’expression " se mettre dans la peau de quelqu’un ". Je pensais à ça quand la chanson m’est venue…
Il faut que je te libère…
— Oh… A bientôt alors.