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Il suffit parfois d’une seule chanson pour donner envie d’en savoir plus et discuter avec l’artiste. Pour mieux comprendre notre sidération. Débarqué à l’improviste dans la boite mail, "Luis Mariano" (ne pas se fier au titre) a demandé trois écoutes d’affilée pour en saisir toute la portée. Sur une base musicale rachitique, Phanee de Pool (alias Fanny Diercksen), d’une voix aussi mutine qu’ironique, y chante le calvaire de l’artiste obligé de pactiser avec Pôle Emploi. C’est drôle, profond, sincère. Réaliste ? Oui, mais pas que : s’il est ici question de s’ouvrir les veines, la narratrice conserve tout de même dans son frigo le corps affamé de Luis Mariano (chanteur n’ayant pas spécialement connu la galère des fins de mois). Entre Buñuel, Léopoldine HH et un plat de coquillettes midi et soir, cette chanson effraie autant qu’elle provoque l’hilarité. En attendant la suite (un EP ?). Soumise à l’interrogatoire, Fanny y parle de son parcours, des polices d’écriture, d’Henri Salvador, des classes sociales et de Rachmaninov.

ADA : Avant de te réincarner en Phanee de Pool, tu as, dis-tu, enregistré et composé sous d’autres noms. Puis, tu as vécu " six ans de chasteté musicale ". À quoi ressemblaient tes premières compositions ? Pourquoi une si longue absence ?

Fanny : Mes premières chansons n’avaient pas forcément d’histoires. J’ai commencé à écrire quand j’avais 16-17 ans. C’était une alignée de rimes sans début et sans fin. Scolairement, c’était fait dans les règles de l’alexandrin mais artistiquement, ça ne voulait pas dire grand chose. Et puis, au fil du temps (et des cahiers noircis), un canevas se mettait en place tout seul et j’arrivais à insérer une bribe de vie ou une histoire, un sujet précis qui se créait comme un film dans ma tête, puis sur papier.

Je dois avouer que la pause n’a duré finalement que cinq ans et a été plus scénique/médiatique que musicale. Je n’ai jamais vraiment arrêté complètement de composer ou de chatouiller mes guitares.

Cette pause a commencé en 2011. J’ai pris mon courage à deux mains pour mettre la musique de côté car je voulais pouvoir construire ma vie de façon autonome, sans devoir compter sur les autres pour avancer. J’avais réalisé que la musique ne me permettait pas de gagner mon indépendance financière et ce fut le déclic pour moi. Vivre aux crochets de mes parents et de mes amis, je n’arrivais pas à le concevoir. C’était la décision la plus déchirante de ma vie… Mais l’idée avait été suffisamment mûrie et n’a jamais été regrettée.

ADA : D’où viens-tu ? Quel est ton parcours musical ?

Fanny : Je suis née le 02 janvier 1989 à Bienne, en Suisse. Mon père, grand passionné de jazz, a toujours travaillé dans l’évènementiel. C’est d’ailleurs avec lui que j’ai fait mes premières scènes en tant qu’humoriste ou présentatrice de spectacles de gala. Ma maman était concertiste et professeur de piano. J’ai grandi dans un milieu où l’art était au centre de tout. Il n’y a jamais eu le moindre instant de silence dans la maison de mon enfance.

A 7 ans, mes parents m’ont obligé à jouer d’un instrument. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai choisi de faire de la clarinette. Je n’ai jamais été capable d’émouvoir le moindre potentiel spectateur et je détestais le son qui en sortait quand je soufflais dedans. J’étais mauvaise, même mon prof me le disait.

A 15 ans, j’ai empoigné ma première guitare. C’est là que les choses ont commencé à devenir agréables pour moi et que j’ai senti que je pourrais faire quelque chose de ma créativité.

A 17 ans, j’ai commencé l’école de Jazz (EJMA) à Lausanne et y ai suivi les cours pendant quelques temps. Ce n’était que peu concluant à mon goût. Il m’était impossible de déchiffrer une partition, de passer des heures à faire des gammes et encore moins d’apprendre le nom des accords. C’est con parce que c’est tellement pratique de savoir tout ça.... Alors bon, J’ai tout arrêté et ai jeté mes livres de solfège d’un revers de main.

Une fois de retour dans ma chambre d’ado, je me suis montée mon répertoire en solo avec mes compositions et j’ai très vite commencé à faire de la scène. Je n’avais jamais chanté avant ça, même pas devant un miroir avec une brosse à cheveux dans la main. Je me sentais terriblement vulnérable (parce que je ne pouvais compter que sur moi) mais terriblement libre aussi (parce que je ne comptais justement que sur moi !). J’allais d’une scène à l’autre avec une guitare et un petit looper pour me dédoubler. Puis, petit à petit, de belles propositions d’interviews, de collaborations musicales et de dates de concerts arrivaient.

En 2009, après avoir participé à une émission de télé-réalité, j’ai fait la connaissance de deux musiciens professionnels avec qui nous avons fondé le Fanny Diercksen Trio. J’avais donc ajouté, à ma guitare et à ma voix, un contrebassiste et un autre guitariste qui faisait aussi du beatbox. Et puis, un batteur est venu nous rejoindre en cours de route et nous avons fini par être un Trio à quatre jusqu’à ce que je décide de presser la touche “pause” !

ADA : Quels furent tes premiers émois musicaux ?

Fanny : Toute petite, j’ai passé des heures à écouter "Minnie petite souris" d’Henri Salvador, "La confiture" des Frères Jacques et "Tout va très bien Madame la Marquise" de Ray Ventura. Et puis, plus tard, je me souviens avoir pleuré à chaudes larmes sur le Concerto n°2 op.18 de Rachmaninov qui passait à la radio. Je devais avoir une dizaine d’années… Avec le temps (et les copains d’école) j’ai fini par me moderniser un peu mais rien de ce qui était à la mode ne me plaisait vraiment. Donc, j’ai continué de vibrer pour Ella Fitzgerald, Glenn Miller, Nina Simone, Ray Charles, Cécilia Bartoli, Mozart, Chopin… Parfois en cachette pour éviter les moqueries.

ADA : "Luis Mariano" est une chanson très épurée, dominée par ta (magnifique) voix. Est-ce un parti-pris ou, comme tu le précises, une nécessité (pas de musicien ni de producteur) ?

Fanny : Je dirais que c’est une habitude. J’ai toujours commencé les choses seule en laissant le hasard ou le destin mettre les bonnes personnes sur ma route. Le style épuré de ce morceau était recherché. Je dispose d’une guitare, d’un micro et d’un petit clavier, le tout branché à mon ordinateur pour figer mes idées en enregistrement superposé. C’est toujours un moment de fierté de voir la réaction des gens qui me demandent combien nous sommes à jouer et à chanter.

La simplicité est en page titre dans ma musique. Je ne peux pas me définir comme étant une chanteuse à voix mais plus comme étant une chanteuse à textes. C’est donc les mots qui doivent être mis en valeur en rendant le reste un peu plus discret.

ADA : Le texte est à la fois très drôle et très dur (surtout envers toi-même). Où se situe, chez toi, la part autobiographique ?

Fanny : Je pense que ce texte retrace indirectement les préoccupations de toute personne qui se retrouve dans une période de flottement. Il évoque l’angoisse d’un boulot trop stressant, la complexité pour trouver un job, les problèmes de fric, la pression de l’entourage quand tu ne fais "rien", la vision que l’Homme salarié a de la personne sans emploi, etc. Et puis, je trouvais drôle de prendre l’exemple d’une sommité comme Luis Mariano, affaibli par la faim, se retrouvant enfermé dans un frigidaire vide qui finit par se tirer à Mexico pour vivre de sa musique. C’était un combo loufoque qui, je l’avoue, m’a fait sourire.

ADA : Tu abordes le thème de la précarité chez les artistes. Ce moment difficile où l’art devient un choix de vie, malgré la pauvreté financière et les reproches de l’entourage. Est-ce un point que tu as vécu ? De même : être musicienne, pour toi, s’apparente-t-il à une profonde nécessité ? Voire à un combat de tous les jours ?

Fanny : L’argent, c’est le nerf de la guerre. Je n’ai pas pour objectif de sauver la planète de la misère mais je trouve absolument aberrant que l’être humain puisse encore avoir faim sur cette terre au jour d’aujourd’hui, qu’il soit artiste, pêcheur, ouvrier, coiffeur ou retraité. Par chance, je n’ai jamais été dans la vraie misère et ce, grâce à mes parents qui étaient là pour m’aider quand je ramais.

Dans mon travail actuel, je fréquente absolument toutes les classes sociales, de la haute sphère à la plus grande précarité. C’est en étant confronté à tout ceci qu’on remarque à quel point “trop” et “trop peu” gâchent vraiment tous les jeux… surtout niveau pognon.

Un artiste doit lutter pour tout aujourd’hui. Tout est tellement accessible que ça en devient plus compliqué. Tout le monde peut se dire “artiste” avec les cartes technologiques qu’on lui met en main.

Pour moi, relancer ma carrière est un choix et une fierté personnelle. Je ne sais pas si ce que je compose est vraiment fait pour être connu, reconnu, apprécié, produit, diffusé ou chanté sous la douche, mais j’aime le faire pour moi, pour les gens qui aiment et pour les gens que j’aime (amour amour amour, fric fric fric, amour, fric… le cul et les écus qu’il disait, mon grand-papy… mmmh, tu veux pas parler bagnole un peu ?). Sinon, toi, ça va ?

ADA : Oui, ça va pas mal, merci ! Les mots semblent couler de source chez toi. Comment définirais-tu ton rapport à l’écriture ?

Fanny : J’ai la chance d’avoir trente-six idées à la seconde carrée, dans les bonnes périodes. Elles ne sont pas toujours toutes excellentes mais elles me permettent de laisser mon cerveau s’emparer de mon stylo bille, en mode pilotage automatique.

La base de mes textes est pondue en quelques heures. Par contre, si au milieu d’un pamphlet je m’arrête pour faire quelque chose d’autre (genre dormir), bah je ne peux pas le reprendre pour le continuer à un autre moment. C’est comme du beurre au soleil : s’il fond, il est plus étalable sur ton pain, même si c’est toujours du beurre. Tu as l’image ?

ADA : Es-tu particulièrement attachée au réalisme (pour ne pas dire l’hyperréalisme) ?

Fanny : Oui et non. Je suis une énorme rêveuse, grande fan du mouvement dadaïste et de toutes ces œuvres artistiques et abstraites qui en découlent. Le réalisme est un peu trop terre à terre et là, à l’heure actuelle, il fait bon fermer les yeux et arrêter de regarder les choses comme on nous les propose, laissant notre imaginaire s’égarer un peu dans les étoiles… En revanche, le réalisme me rattrape dans mes textes, puisqu’ils illustrent bien souvent des situations vécues par le citoyen lambda. En résumé, je me définirais comme “hypersurdadaïste-réaliste-féministe”. Vendu comme ça ?

ADA : Vendu. Comment vois-tu les prochains mois de Phanee de Pool ? De nouveaux titres ? Un album ou un EP en préparation ?

Fanny : Affirmatif, Phanee de Pool va continuer de pondre. Je ne compte pas m’arrêter en si bon chemin. Normalement, d’ici peu de temps, le morceau "Luis Mariano" sera en libre téléchargement sur ma page mx3. Et forcément, il sera rejoint par la suite de mes compositions. Pour l’EP, j’y songe, mais tant que je n’ai pas trouvé la couleur de la police d’écriture du feuillet de paroles, c’est en attente.

Pour l’heure, il va falloir que je commence à lire le mode d’emploi du programme d’enregistrement audio que j’ai acheté… Et que je retourne dans cet hôtel à Florence pour prendre une photo un peu plus professionnelle du tableau de Michel-Ange.

ADA : "Luis Mariano" a cartonné sur ta page mx3. As-tu des retours, des messages acclamés ?

Fanny : J’ai reçu beaucoup de messages de félicitations, oui. Le plus cocasse venait d’un ami belge qui m’a écrit : "Qu’y a-t’il de plus beau que de renaître de ses cendres en reprenant une carrière musicale un 11 septembre ?!" (Morceau posté le 11 septembre sur mx3, c’était un hasard, vraiment).

Ah, il y a aussi une proposition pour tourner le clip de "Luis Mariano" avec un réalisateur biennois qui vient de tomber dans ma boîte mail.

ADA : Es-tu une auditrice compulsive ? Par exemple, quels sont tes derniers coups de cœur musicaux ?

Fanny : Oh, ça oui. Et en plus d’être auditrice compulsive, je suis une grande curieuse. Je passe des heures à fouiller les sites de découvertes musicales, à me perdre dans les nouveautés, à stalker les artistes qui passent en radio… Mon père a une collection impressionnante de vieux vinyles dans laquelle je me perds aussi assez régulièrement… Actuellement, mon IPod n’en peut plus d’entendre l’album de BadBadNotGood, la discographie entière de Patrick Watson et "Ici le jour (a tout enseveli)" de Feu ! Chatterton. Bon et si je devais te citer deux morceaux, là, tout de suite : "Everywhere You Go" de Mari Kvien Brunvoll et "Skyscrapers" d’Ok&Go.

ADA : La littérature est-elle importante chez toi ? Des auteurs t’ont-ils particulièrement marquée, voire influencée ?

Fanny : Pour être tout à fait honnête, je ne lis pas beaucoup. Non par manque d’intérêt mais plutôt par manque de temps.

Mais bon, pour n’en citer qu’un : Je te retrouverai de John Irving.

Un second ? Middlesex de Jeffrey Eugenides.

Ma lecture de chevet à l’heure actuelle ? Topaze de Pagnol.

Mon prochain sur la pile ? Le grand marin de Catherine Poulain.

Celui que j’ai détesté ? Germinal de Zola.

Celui qui m’a fait pleurer ? Ne t’inquiète pas pour moi d’Alice Kuipers.

Le plus addictif ? Quand souffle le vent du Nord de Daniel Glattauer.

Bon, et maintenant, si on parlait un peu de toi ?!

http://mx3.ch/phaneedepool



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