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Comment expliquer l’engouement actuel pour les festivals en ces temps de recul des idéologies, en ces temps où religion se conjugue aux extrêmes et au ridicule du définitif ? Le festival, ce lieu là, est l’endroit de tous les possibles, comme de grandes messes païennes. Alors que la fête prend les contours des normes entre ivresse conformiste et législation qui s’endurcit, le festival reste comme un bastion de liberté, un espace de lâcher-prise, d’abandon social.

Il suffit parfois d’observer la foule pour y deviner les milles et unes interrogations de chacun d’entre nous. Ici, celui qui ne comprend pas la complexité abrasive de telle démarche artistique, là celui qui a décidé de se laisser porter. Vous savez, un peu comme ces personnes qui face à un tableau d’un peintre hermétique préfèrent dialoguer avec leurs affects plus qu’avec leur intellect ou comment trouver une présence rassurante dans l’incompréhension.

Le Festival Invisible, quel drôle de nom avec l’usage de cet oxymore sans doute jailli de la tête du doux dingue et brestois (redondance ?) Arnaud Le Gouefflec. Le festival finistérien fêtait son neuvième anniversaire avec une programmation à la fois aventureuse, éclectique et exigeante du 19 au 23 novembre dernier. Entre découvertes et artistes confirmés, la bande du Studio Fantôme (L’émanation collective du label L’église de la petite folie avec son écurie d’artistes, John Trap, La Boite à Ooti, Delgado Jones, Ched Helias...) proposait une affiche pour le moins underground avec des univers cabossés et hasardeux.

Je crois bien que la première manifestation de cette 9ème édition résume à elle seule l’esprit de l’évènement. Arrington De Dionyso, artiste américain inclassable, ancien leader de Old Time Relijun, va passer au delà des limites sa créativité en se lançant dans un marathon de 24 heures où il dessinera ses longs parchemins crayonnés avec une imagerie mi-naïve et comme empli d’un bestiaire accueillant qui convoque tout autant une certaine symbolique sexuelle que des monstres de pacotille. De temps en temps, il emplira la pièce minuscule du Studio Fantôme de ses voix de gorge étranges ou encore en malaxant la matière sonore de son saxophone.

Pour les quelques personnes présentes, ressortira cette impression fugitive de partager avec lui ce moment intime de création, d’en être acteurs à part entière.

Après cet échauffement , tout en apologie de la lenteur, le festival commence enfin le vendredi 21 novembre à la Carène à Brest avec un public qui a répondu présent.

JOUR 1 :

Arrêtons-nous justement un instant sur ce public. Quel est-il ? le premier terme qui me viendrait à l’esprit serait sans doute attentif tant les concerts me sembleront être écoutés avec respect. Pourtant, comme le fera remarquer Jean-Hervé Péron, le public breton est en général réactif voire insolent, dialoguant facilement avec l’artiste. D’autres artistes me le feront également remarquer lors d’échanges ou d’interviews.

Ce soir-là, c’est DJ Claude Madame, une figure emblématique du Brest de bon goût, qui a pour tâche d’ouvrir le bal. N’y voyez pas un énième DJ set. Le DJ contribuera à créer des liens, des enchaînements, de la cohérence entre les différents groupes qui passeront durant les deux jours du Festival.

© Raymond Le Menn

Güz II entre en scène devant un public fourni. Originaire de Brest et Rennes, les 3 musiciens portent des masques, des loups noirs énigmatiques. Leur univers foisonnant et ample nous ballade pendant 45 minutes entre torpeurs des Balkans, Math Rock ou délires à la John Zorn ou Mike Patton. Un peu plus tard, je serai surpris par la jeunesse derrière ces masques tant leur musique est mature, comme affranchie d’une posture rebelle. Une anarchie posée, sans but mais enivrante.

Le Festival Invisible édition 2014 nous donne rendez-vous avec des mythes. J’en veux pour preuve, G.W Sok, ex leader de The Ex, très impliqué dans différents projets depuis son départ du groupe hollandais. Si l’on devait qualifier le festival d’un terme, on pourrait dire Fidèle. En effet, l’année dernière, G.W Sok était déjà présent avec un autre projet, The And, et avait participé au concert excellent de Chapi Chapo (pour moi celui à marquer d’une pierre blanche de cette édition 2013) avec ce moment très émouvant où les artistes se rencontraient enfin pour jouer ensemble des titres composés à distance et intégrés au dernier album de Chapi Chapo.

C’est dire avec quelle impatience, j’attendais ce concert de King Champion Sounds, nouveau projet mené avec Ajay Saggar et Mike Watts. Pour résumer ces instants, imaginez la rencontre du Dexy’s Midnight Runners de "Geno" avec les fanfares du "Swordfishtrombones" et acoquiné au punk de The Ex, vous aurez une petite idée de la teneur de ces moments. Ajoutez-y l’énergie d’un public vite conquis, l’urgence, l’enthousiasme et je pense que vous obtiendrez une vue d’ensemble de ce grand moment de cette édition.

Le pari était osé de passer de Will Guthrie, le batteur australien, pour un set d’une demie-heure après le nouveau projet de l’hollandais. Sur le papier, cela semblait même impossible. Etrangement, paradoxalement, l’alchimie a fonctionné, mettant en valeur le spectacle du groupe batave, permettant à cet instant comme une parenthèse de prendre une amplitude sans égal. Avant de découvrir Will Guthrie sur scène, je craignais de subir encore une performance de musicien virtuose, hermétique et abscons.

© Raymond Le Menn

Il n’en fût rien, à défaut de performance, c’est à une expérience que nous a convié le nantais d’adoption. Tour à tour glas puis carillon ou encore boite à musiques, la batterie de Will Guthrie n’était plus seulement un outil rythmique mais un créateur de mélodies face à un public toujours plus attentif.

Ce que j’avais entendu des suisses Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp ne m’avaient pas vraiment convaincu jusqu’au récent "Rototor" produit par un certain John Parish qui a su capter leur puissance scénique, la variété de leurs folies. Choisissant de ne pas choisir entre Free Jazz, Afro Beat et Soul blanche, le groupe va plus que convaincre l’audience comme assoupie après la sieste extatique proposée par le batteur australien.

A la fois sensuelle et ludique, la musique des petits suisses n’en finit pas d’ouvrir ses tiroirs et d’offrir différents degrés de lecture. A la fois frontale et osant l’ironie, Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp vient conclure de la plus belle des manières cette première soirée.

JOUR 2 :

Après une nuit courte en sommeil, je rejoins la Carène pour organiser le plateau radiophonique de Radio U et de son émission "La Grande VadrUille" comme la veille. Pour moi, cette deuxième journée commence avec cette anecdote que je souhaite partager avec vous. Dans le hall de la Carène, se produit une rencontre comme on ne peut en vivre qu’en festival. Arrington De Dionyso dont le travail semble intriguer Jean-Hervé Péron, leader du groupe Faust, s’avance timidement vers cette figure emblématique du Krautrock allemand. Ils échangent quelques instants, comme un père qui prendrait des nouvelles de son fils qu’il ne voit plus si souvent. Toutefois quand deux artistes se rencontrent, forcément à un moment ou un autre, l’art entre en scène. C’est donc face au chanteur de Faust, interloqué, coi et médusé qu’Arrington De Dionyso fait surgir dans les bruits des installations de la soirée à venir sa voix de gorge inspirée de la technique vocale indonésienne dite "Touva". Je me rappelerai longtemps du jeune américain montrant à son aîné en y joignant les gestes comment parvenir à obtenir ce chant. Je me rappellerai longtemps du regard amusé et généreux du vieux chanteur. Je me rappellerai aussi de l’excitation, de la joie, de l’ivresse de l’ex leader d’Old Time Relijun présent à mes côtés durant le concert de Faust, d’Angelo Spencer, son guitariste, obligé de venir lui rappeler l’imminence de leur concert. Je me rappellerai longtemps la lecture de sa frustration sur son visage à devoir quitter la salle pour se préparer à entrer également en scène.

Trève de digression, reprenons la chronologie de cette soirée.

© Rémy Flashinfo

Vers 18h00, je ne pourrai assister au concert pour une petite quinzaine de privilégiés dans une petite salle de répétition de Déficit Des Années Antérieures, j’en entendrai d’ailleurs le plus grand bien.

C’est au local de l’étape, Delgado Jones And The Brotherhood d’ouvrir les hostilités. Issu du label L’église de la petite folie, Jacques Creignou, John Trap et les autres musiciens vont nous proposer le concert le plus accessible de cette soirée forte en expériences.

© Rémy Flashinfo

Entre Power Flower Pop que ne renierait pas Weezer et effluves psychédéliques, Delgado Jones finit de nous convaincre avec cette énergie, cette joie d’être là. Un grand moment d’ouverture tout en force et délicatesse. Sourire rayonnant d’Arnaud Le Gouefflec au diapason de la foule dans le Hall.

© Raymond Le Menn

Dans le club de la Carène, sur le côté gauche de la salle, une bétonnière, deux seaux de gravier. Une basse lancinante, des musiciens qui entrent lentement sur scène. Faust est là et bien là, fier de présenter son nouvel album, " JusT". Une fois de plus, une expérience comme me l’expliquent l’après-midi même un Jean-Hervé Péron et un Zappi Dirmaier moins intimidant que ce que je craignais. Le concept de cet opus, à comprendre "Just Us" : Laisser juste un squelette sonore pour permettre à d’autres musiciens d’y apporter leurs propres détails pour enrichir l’ensemble. C’est exactement à cela que nous allons assister ce soir-là avec les apports du guitariste invité sur cette date et de la saxophoniste déclamant du Paul Eluard d’une voix blanche et éteinte.

© Raymond Le Menn

Comment parvenir à lire l’univers foutraque de Faust sur scène ? Peut-être en ne cherchant pas à le comprendre. Car de scénographie ici, il est question. Entre ces trois tricoteuses qui tout au long du concert resteront à leur ouvrage, de cette grande théière qui chauffe et emplit l’air de ses odeurs de chlorophyle. La musique de Faust est paradoxale, dure, sensuelle et apaisante.

Voir Faust sur scène, c’est comme vivre une expérience de l’enfant qui rend tout objet média de création. Il faut avoir vu ces trois musiciens de tranches d’âge différents s’acharner sur une citerne métallique, l’un à coup de masse, l’autre de burin, celui là de perceuse pour percevoir toute la dimension ludique et libertaire de l’ensemble. Il faut avoir vu un Jean-Hervé Peron goguenard mais jamais moqueur se lancer à la face du gravier qui retombe hasardeusement dans la bétonnière derrière lui. Il faut se rappeler ses mots, l’après-midi lors d’une interview généreuse.

"Un concert de Faust, pour moi, ce sont vos regards qui changent... Interrogateurs, sceptiques, enthousiastes, amusés, émus, au bord des larmes. Un concert de Faust, c’est une expérience pour vous mais aussi pour moi".

© Raymond Le Menn

Il faut se rappeler d’Arnaud Le Gouefflec qui me dit ses presque larmes au bord des yeux durant le concert du groupe allemand. Une expérience assurément mais de ces expériences que l’on ne cherche pas à expliquer ou encore moins à comprendre. Un émerveillement que l’on ne sait traduire.

Arrington De Dionyso et Angelo Spencer proposent ensuite le concert le plus jusque boutiste en terme d’expérimentation du festival. Jusque là aucun problème... L’incapacité à pénétrer dans cet univers tient sans doute à un contenu peut-être trop codé, d’un manque d’empathie pour le public, de ne pas accompagner l’audience. On perçoit un univers riche, touffu mais on reste à la porte comme si l’on regardait un film de Kore Eda, "Still Walking" par exemple mais sans les sous-titres. On serait emportés par la puissance des images mais petit à petit un ennui (que l’on regrette de ressentir) mêlé à la frustration de ne pas saisir finissent d’épuiser notre attention.

© Raymond Le Menn

Je ne pourrai malheureusement rien dire du concert du Cercle des Mallisimalistes et de leur vidéaste Xavier Quérel étant malheureusement occupé durant ce concert par mes activités radiophoniques. J’en ai entendu le plus grand bien par un public affamé d’énergie et de sensations fortes après la torpeur provoquée par le Live d’Arrington De Dionyso.

JOUR 3 :

Après une deuxième nuit bien trop courte, je rejoins le palais des congrès de Brest, le Quartz pour assister au concert de clôture du Festival Invisible avec un spectacle pour petits et grands, "Chansons Robots" avec la même équipe que "Chansons Tombées De La Lune", à savoir Arnaud Le Gouefflec, John Trap, Chapi Chapo et l’illustrateur Laurent Richard. Aprés douze heures de direct radiophonique, d’interviews, de concerts et de discussions arrosées et ce jusque tard dans la nuit, je craignais le pire quant à ma capacité d’attention face à ce nouveau spectacle. Je ne suis en général pas très client des spectacles pour enfants, leur reprochant souvent une mièvrerie par trop débilitante. Force est de reconnaître que sur ce coup-là, je me suis trompé.

Ce spectacle emprunte à l’art brut et propose un conte vivifiant avec les illustrations crayonnées en direct par Laurent Richard et visibles par les gamins sur un grand écran. C’est avec cette énergie là, étrange et enfantine que se termine cette neuvième édition de ce festival plus tout à fait invisible.

Nous serons encore plus nombreux l’année prochaine pour fêter dignement les 10 bougies et mettre toujours plus à mal cet oxymore issu du cerveau du doux dingue mais attachant et toujours indispensable Arnaud Le Gouefflec.

Un grand merci à toute l’équipe du Festival Invisible.

Vous pouvez vivre tout le Festival Invisible par procuration en écoutant ou téléchargeant les podcasts des deux émissions sur le site de Radio U. Un merci bien particulier à Sophie Bernard pour son soutien permanent, sa patience et sa gentillesse dans l’organisation de ces deux émissions...

http://www.festivalinvisible.com/

http://www.lestudiofantome.com/



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