Nous n’avions plus de nouvelle de Gilles Deles (aka Lunt) depuis pas mal de temps. Son ombre ne rôdait même pas alors que nous guettions le moindre signe venant du label We Are Unique Records dont il est l’une des têtes pensantes. Et puis une vidéo est arrivée sur le réseau social préféré des exhibitionnistes qui s’ignorent, Gilles y parle en anglais dans un décor pas très éloigné de ce que mon imaginaire construit dans un rêve quand il s’agit de coller à un visionnage d’un film de Rohmer.
L’ombre est alors apparue, comme si une image était extraite d’une seconde d’un film de Murnau. L’ombre de cette main étrange d’un personnage échappé d’un Lynch l’artiste contemporain, devait être une clé de ce que nous devions écouter. Les morceaux en ce qu’ils sont devaient à la fois nous prendre par leur consistance musicale, mais aussi dans ce qu’ils allaient projeter, car le son de Lunt en se déchargeant d’une densité facile au profit d’une minutie quasi-chirurgicale projette le son contre la lumière pour occuper l’espace.
L’introduction (I Started With A Climax) arrive sous les fourches caudines d’un GYBE qui sait aussi jouer avec l’ombre que la musique propose. L’espace semble comblé laissant à des notes claires le rôle de lumière dans ce tunnel sonore sombre, presque ténébreux, et cette rythmique qui comme un serpent dans l’attente du prochain mouvement de sa proie, se tient avec une droiture infinie figée dans un temps qui semble lui-même en arrêt. Ce titre est une introduction, l’installation d’un décor possible.
Avec "Your Ghosts" comme sur "I Started With A Climax" c’est à un glockenspiel que revient le droit de nous servir de guide, face à un chant qui est la ligne mélodique. La batterie tente de s’épuiser jusqu’à la mort, et les guitares comme sorties de la machine à laver de Sonic Youth s’évertuent à brouiller sans enfermer, comme un brouillard artificiel qui emplit une scène quand il s’agit de ne pas tout dévoiler. (comme sur le plus primaire et fontal "Dasein Bullshit")
Le disque prend alors une direction évidente, celle de la recherche de l’espace qu’il reste, celui qui nous sépare de cette main fantomatique. Sur "In The Midst Of My Days". Impossible de ne pas voir en ce titre une forme d’hommage à un des grands disparus de cette année. Lunt ralenti son tempo comme pour vivre au rythme de la croissance d’un arbre fantastique. C’est un morceau tout en rondeur, sans trop de retenue, comblant l’espace, s’offrant une fausse fin comme pour mieux nous happer. Un fantôme rode au-dessus de ce morceau, et comme nous, il devrait être submergé par l’émotion.
Sur "Emergency For The Wise" c’est une partie d’échec, chacun avançant avec précaution, déroulant son plan d’action de façon méthodique presque maniaque. Il en résulte quelque chose d’obsédant, comme cette spirale en noir et blanc qui en absorbant notre rétine finie par nous faire perdre le contrôle. Comme avec un pendule, il faudra une rupture abrupt et le démarrage d’une autre fin pour ne pas tomber comme possédé. " Traces in The East " sera le moment clé d’une tragédie, d’un film à suspens, celui d’un disque qui en jouant avec les ombres (même Angil sur "An Untitled End, Eventually " semble chanter des morceaux de ses textes ou d’autres, comme si l’atmosphère se chargeait d’une fumée épaisse, et que le fil d’ariane pour s’en sortir était constitué de phrases à scander) construit un théâtre de l’étrange, une rencontre entre la musique, le son et la découverte de l’existence de son ombre (de son fantôme ?). Lunt fait plus que rôder au-dessus de l’excellence.