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Rendez-vous à deux pas de la Maison de la Radio où Laetitia Sadier doit donner une session acoustique le soir même. Après un showcase très émouvant au Walrus (café disquaire), la tournée promo et les interviews continuent pour accompagner la sortie de l’excellent troisième album solo de l’ancienne chanteuse de Stereolab.

ADA : J’ai trouvé que tu dégageais une grande sérénité lors du showcase au Walrus samedi, il y a encore de l’appréhension quand on sort un album après un parcours déjà riche ?

Laetitia Sadier : Oui énormément, j’appréhende toujours, surtout quand je viens à Paris, la pression est plus grande. Je peux être très déterminée, sûre de moi sur certains sujets comme la politique, la société, mais tout ce qui touche à la voix, c’est très intime, pas toujours solide. Donc ça peut me stresser beaucoup comme par exemple de jouer à la radio ce soir.

ADA : C’était plus simple avec du monde autour, dans le cadre d’un groupe ?

Laetitia Sadier : Non c’est une question de confiance en soi, elle était là au Walrus samedi, vraiment, il y a avait une connexion avec les gens, une émotion s’est installée, mais j’ai eu des problèmes, je ne m’entendais pas chanter donc j’ai forcé et le lendemain je l’ai payé, j’avais abimé ma voix, donc j’étais moins confiante. Ça n’a l’air de rien mais le retour c’est hyper important, c’est ma résonance, si je ne m’entends pas je force, si je ne m’entends pas mon monde s’écroule, on ne peut pas forcer à chaque fois. Ceci dit j’ai beaucoup aimé l’ambiance, l’atmosphère de ce concert, les gens, je sentais leur soutien, leur attention, c’était vraiment bien.

ADA : L’album semble très bien accueilli…

Laetitia Sadier : Oui en France notamment, cela me fait très plaisir...

ADA : Il m’a paru très construit avec un début, une fin, comment travailles-tu, l’album est écrit avant ou il se construit au fur et à mesure ?

Laetitia Sadier : Je fais confiance à la manière dont les choses s’agencent, j’ai appris ça avec le temps, il suffit de les guider, de les accompagner, elles finissent par se mettre dans l’ordre elles-mêmes. Donc je fais des morceaux et je sais, “I trust », qu’ils vont s’agencer, qu’il y aura un bon ordre. Je laisse donc plutôt faire les choses, et l’idée de départ c’était de laisser fermenter plutôt que de travailler dans l’urgence. J’ai plutôt l’habitude de travailler dans l’urgence, c’est comme ça qu’on m’a appris, avec Tim (NDLR : Tim Gane de Stereolab), c’était tout le temps dans le speed, là je ne voulais pas refaire ça. Sur Silencio je me suis cassé le dos, je me suis fait du mal, je me suis épuisée à vouloir faire dans l’urgence, en enchainant avec des tournées difficiles, je suis rentrée cassée. Donc j’ai pris ça comme un message et cette fois j’ai décidé de prendre mon temps. Alors parfois bien sûr, par manque d’habitude je piétinais quand même, je m’ennuyais un peu (sourire)…

ADA : C’est quoi le moteur : c’est le plaisir, c’est de l’ordre de la nécessité ? On pourrait imaginer qu’après tant d’albums l’envie d’arrêter arrive

Laetitia Sadier : Oui, c’est marrant j’y pensais l’autre jour, j’attends encore ce moment, me dire j’ai fait ce que j’avais à faire, que j’ai dit ce que j’avais à dire, mais il n’est pas encore arrivé, peut-être après cet album qui sait ? Peut-être qu’il n’y aura plus rien. Ou pas. Je ne sais pas (sourire).

ADA : L’album m’a touché au-delà de la simple émotion, comme si j’avais ouvert une fenêtre un matin et que le printemps était entré d’un seul coup, alors que les sujets ne sont pas hyper rigolos. En fait c’est un disque qui m’a fait physiquement du bien…

Laetitia Sadier : C’est exactement l’effet que je recherchais, et tu n’es pas la première personne à me dire ça, c’est le plus grand compliment qu’on puisse me faire. La musique peut mettre bien, mais très mal aussi : moi je crois à la musique guérisseuse. On est dans une société qui est basée sur Thanatos, la pulsion de mort. Il y a déjà tellement de musique qui met mal, qui abrutit, je voulais apporter une musique qui fait plutôt du bien. Donc c’était ça l’idée de départ de ce disque, je voulais quelque chose qui soit complètement bouleversant, comme une grande caresse mais avec des interjections où on secoue les gens régulièrement, je voulais ce contraste, donc je me suis appliqué à faire ça sur certains morceaux. Je pratique le shiatsu qui prend en compte l’être dans toutes ses dimensions : énergétique, mentale, spirituelle, physique, l’humain considéré comme une entité « divinement animale ». Donc dans ma musique il y a ce désir d’apporter de la lumière là où il n’y en n’a pas beaucoup. Je ne sais pas si tu ressens les choses comme moi mais je trouve que partout la lumière semble se réduire. J’ai envie de combattre ça. Mais bon c’est un parti-pris, certains préfèreraient que tout s’éteigne, pensent qu’une fois dans le noir on se réveillera peut-être. Mon parti-pris c’est d’apporter le plus de lumière possible. J’espère que ça touche le cœur aussi, il faut réveiller le cœur.

ADA : Tu penses que cela va mal finir ?

Laetitia Sadier : Ça ne tient qu’à nous, la responsabilité est impartie à chacun. C’est là que ça bloque, trop de gens sont prêts à passer la responsabilité de leur vie à une religion, une marque, un gouvernement, il faut passer de spectateur à acteur. C’est pour cela que je parle de Debord, de la société du spectacle, même si ce n’est pas lui qui a inventé tout cela, il était concerné par la vie quotidienne des gens, par son fonctionnement plutôt que des grandes idées hautement philosophiques et barrées : comment on mange, comment, on bosse, le prix de la baguette, de l’électricité. On s’est un peu mis dans des boites, la dictature capitaliste est de plus en plus oppressante, se fait de plus en plus ressentir mais beaucoup n’ont pas encore identifié ces mécanismes ; qui vole l’argent ? A qui le système profite-t-il ? Pas à nous la majorité, mais une certaine classe s’enrichit enormément…

ADA : Pasolini disait je crois « les biens superflus rendent la vie superflue »…

Laetitia Sadier : Oui bien sûr on oublie l’essentiel. Pasolini était fort pour mettre le doigt, appuyer là où ça fait mal, Godard aussi mais heureusement il n’a pas été assassiné lui. Je crois que Pasolini a payé pour tant de lucidité. Il a vu très tôt à quel point le système capitaliste mettait la société humaine en dérive...

ADA : J’ai trouvé l’album très lumineux, solaire, assez direct aussi…

Laetitia Sadier : Oui j’essaye de ne pas mettre trop d’effets, de ne pas être dans la sur enchère qui fait sonner hors de la réalité, c’est comme au cinéma, par exemple avec Rosetta des frères Dardenne, on est dans une réalité brute, saisie sur le vif, moi je préfère ça que quelque chose super produit où on nous dit à chaque instant qu’on est bien en train de regarder un film, dans un canapé, qu’il n’y a pas de doute sur la situation. Les deux sont des films pourtant, mais moi je préfère rester dans ce qui donne du sens. Si quelque chose est là c’est parce qu’il a une raison d’être, j’essaye de rester sur l’essentiel.

ADA : Il y a une grande liberté formelle dans ce disque, c’est le fait d’être en solo, de décider de ce que tu veux faire ?

Laetitia Sadier : C’est une grande chance que d’être artiste et de se payer le luxe de tout décider. Mais il faut néanmoins toujours une raison, je dois justifier, au moins à mes propres yeux, la présence de chaque élément dans le disque. Mais c’est bien si ça peut inspirer ce mot qui est en train de passer complètement à la trappe, les gens veulent tellement de sécurité qu’ils sont prêts à renoncer à la liberté. C’est terrible. C’est important d’être libre. C’est un dur travail, mais quel beau projet, il n’y a pas raison d’être plus valeureuse à mes yeux.

ADA : Au showcase tu as parlé d’un rêve qui t’avait inspiré une chanson, c’est une matière que tu travailles ?

Laetitia Sadier : Je ne les note plus mais je l’ai fait pendant longtemps, j’avais des cahiers remplis de rêves. En revanche je les écoute toujours car ils disent toujours la vérité quand on arrive à les décrypter. Il y a toujours un fond, une ambiance, c’est ça qu’il faut lire, ou le petit détail qui va révéler quelque chose de très profond. D’ailleurs cette nuit j’ai rêvé de toutes les méchancetés que les Inrocks ont écrites sur Stereolab pendant de trés longues années, en me réveillant je me suis dit « ils m’ont quand même traumatisée ». C’est bien que cela sorte enfin de ma psyché !

ADA : On en revient à Pasolini qui disait « La vérité n’est pas dans un seul rêve, mais dans beaucoup de rêves »…

Laetitia Sadier : Oui la vérité est un grand et complexe puzzle.

ADA : Neuf mois, des collaborations variées, c’est important quand on est en solo de trouver des collaborations ?

Laetitia Sadier : Oui c’est évidemment très important de faire appel à des collaborateurs et collaboratrices ; je façonne à la base un squelette de chansons, qui va dégager une émotion, puis j’appelle les copines et les copains, elles/ils passent à la maison, ou on fait ca a distance car le technologie aujourd’hui le permet ; ils/elles complètent. J’ai aussi fait des rencontres sur le parcours de cet album, notamment Jean-Christophe Chante qui joue de la trompette et de la viole. Je l’ai rencontré lors d’une tournée en France avec Angil And the Hidden Tracks. Son jeu m’a beaucoup touchée et lui ai demandé d’intervenir sur quelques morceaux. Il a apporté beaucoup de tension émotionnelle au disque. En live on joue souvent en trio, on essaye de varier et d’explorer toutes les permutations possibles pour rendre la chose plus riche, toujours pour mieux servir et respecter l’essentiel..

ADA : Le plaisir sur scène toujours là ?

Laetitia Sadier : Si je m’entends bien, oui, beaucoup de plaisir…

ADA : Notamment en France, il y a une base de fans fidèles, des attentes…

Laetitia Sadier : Oui ça fait vraiment plaisir, et puis il y a des nouveaux qui arrivent aussi c’est vraiment intéressant de voir que les nouvelles générations sont au rendez vous.

Merci Laetitia.



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