> Interviews



ADA : Bonjour, Arnaud. Pour les novices, d’abord, « L’Église de la Petite Folie », c’est quoi ? Aussi, encore pour les novices sans oublier les grincheux, pourquoi Brest ?

Arnaud Le Gouëfflec : Ah ah ! Eh bien l’Église de la petite folie, c’est un label, une maison de disques, que j’ai fondée avec ma femme Maëlle en 2002. Et comme on habitait à Brest, elle est basée à Brest, où on vit d’ailleurs toujours. Mais elle pourrait tout aussi bien être basée à Vladivostok ou à Bourg-En-Bresse.

© Mélanie Le Goff.

ADA :Pourquoi ce nom, et aviez vous une idée dès le départ de la direction que vous vouliez donner à votre label ? Aviez-vous un exemple à suivre, ou à ne pas suivre ?

Arnaud Le Gouëfflec : L’Église de la petite folie est le nom d’un culte vaudou haïtien, la pocomania (petite folie). A l’époque, j’étais très intéressé par le vaudou, par Haïti, et surtout par le côté cabinet de curiosités des autels vaudous. Et puis l’idée était de cultiver une petite folie, c’est à dire pas de tutoyer l’abîme, ça c’est bon pour la grande folie, mais l’étrange, le traviole, le singulier. Nos influences principales : Le studio Black Ark de Lee Perry, qui est une sorte de temple vaudou d’où des disques sortaient fumants du chaudron, et Saturn Research Records, le label de Sun Ra.

ADA :Si vous deviez définir les acteurs du label un par un, de John Trap à Garden With Lips, en passant par Centredumonde, Ooti…….

Arnaud Le Gouëfflec : La première rencontre décisive, c’est celle de Gildas, le graphiste. On s’est connus en CM2, on a toujours été les meilleurs amis du monde, mais il a fallu attendre 2002 pour qu’on ait l’idée de travailler ensemble.

Et encore dix ans pour qu’il se lance dans la musique sous le nom de Garden With Lips. Tout ce temps n’a fait que bonifier son talent, et son art de la bedroom pop aussi délicieuse que vénéneuse, parfois.

Ensuite, c’est John Trap, croisé en 2009 après qu’on nous ait comparés dans un fanzine brestois. Il avait, du côté de Morlaix, selon le journaliste, une trajectoire similaire à la mienne. C’était vrai. Je l’ai contacté via myspace et on a décidé de faire un morceau ensemble, avec ooTi, sa compagne.

Comme il était très versé dans le cinéma et qu’il revisitait dans ses disques la trilogie Star wars, ou plutôt les émotions ressenties à l’époque de la sortie de ces films -il revisitait émotionnellement son enfance, encapsulée dans ces films emblématiques – on a fait une chanson à trois, intitulée Starouarz. Et puis le premier album d’ooTi, le second, et toutes sortes de projets et de chansons, pour lui ou pour moi, ou pour les enfants.

J’étais frappé de l’étendue de sa palette, de sa sensibilité pop décomplexée, de son tropisme pour le monde des émotions et de son courage émotionnel, parce que vivre dans la proximité de certaines émotions peut être périlleux. Et par la personnalité d’ooTi, mystérieuse et onirique, qui évoquait Kate Bush, Cat Power, et qui est également une chanteuse à la vaste palette.

Ensuite, par l’intermédiaire de John Trap, j’ai fait la rencontre de Delgado, qui se produisait à l’époque sous le nom de Poor Boy. Delgado partait pour Bruxelles et il a fallu un temps avant qu’il revienne en France et gagne nos rangs.

C’est un chanteur et un compositeur tout à fait remarquable, avec qui j’avais plein d’atomes crochus : il aimait Donovan, carburait à un certain psychédélisme, et avait une sensibilité plutôt rock garage. Avec un je ne sais quoi de pop spirituelle qui lui vient naturellement.

Ensuite, j’ai retrouvé la trace de Centredumonde, que j’admirais déjà avant l’époque de l’Église, quand il diffusait ses chansons instantanées sur des cassettes ou des CDRs, ce que je faisais aussi de mon côté.

J’avais beaucoup d’admiration pour son talent et je lui ai proposé de rejoindre l’Église, ce qu’il a fait, même s’il avait disparu dans les failles de la vie professionnelle, le plus terrible des triangles des Bermudes. C’est le Ray Davies de la chanson française, avec quelque chose de désespéré, de désuet, et une noirceur pleine de rage et de faux cynisme.

Quant à Valier, j’écoutais régulièrement sa chanson Les femmes et l’alcool, et je n’en revenais pas de sa capacité à m’émouvoir à chaque écoute, dans un registre beaucoup plus baudelairien.

C’est un bluesman, toujours en errance, toujours sur le départ, toujours sur la brèche, après une vie de précarité. Grâce à John Trap, il a pu mettre sur disque les chansons du Grand Frisson.

Les Papapla sont les deniers arrivés sur le label. Leur album est d’une grande subtilité, et leur spoken word évoque une feuille de papier calque posée sur la vie, avec la douceur de qui sait en décalquer l’essentiel.

ADA :N’avez-vous pas eu peur d’être classifié comme un label ancré dans un périmètre géographique restreint, ou est ce une volonté ?

Arnaud Le Gouëfflec : Non. Je trouve ça très bien, d’être basé quelque part, sans esprit de clocher. Ça incarne les choses. C’est important de poser ses bagages et de construire un lieu. Une forme de résistance à l’idée que tout est virtuel, désincarné et hors-sol. Pourquoi pas Brest, ou Bourg En Bresse, ou Vladivostok ?

ADA :Quels ont été les moments clés du label en 20 ans ?

Arnaud Le Gouëfflec : La sortie de La Vie sous Cloche en 2002, La création du Festival Invisible en 2007, la rencontre avec John Trap en 2009, et celle du Studio fantôme, structure de production de spectacles, en 2014.

ADA :Pourriez-vous parler des membres actifs ?

Arnaud Le Gouëfflec : Les membres actifs sont ceux dont j’ai déjà parlé, à savoir Maëlle, ma femme, qui s’occupe à la fois des finances et de toute la stratégie, Gildas pour le graphisme, John Trap pour le son, car c’est lui qui finalise une grande partie de nos disques, et les artistes.

ADA :Comment se gère un label comme le vôtre, car depuis 20 ans, les crises semblent se succéder avec une fréquence redoutable ?

Arnaud Le Gouëfflec : Nous survivons à toutes les crises, comme une bestiole préhistorique qui se nourrit de presque rien. Notre modestie est notre assurance-vie.

ADA :Avez-vous un regret depuis le début, un artiste que nous vouliez, un disque sans retour de la presse, aux ventes confidentielles ?

Arnaud Le Gouëfflec : J’ai regretté le peu de considération médiatique, même si les choses se sont améliorées depuis 2015 environ, et je regrette toujours le consumérisme des gens qui sont branchés sur les plate-formes au détriment du reste. Mais comme on peut toujours voir le verre à moitié vide, je préfère saluer les journalistes incroyablement fidèles qui nous ont soutenus, comme JD Beauvallet ou Marion Guilbaud, ou Valérie Lehoux ou Odile de Plas de Télérama, ou ADA :), et me féliciter des personnes qui nous suivent avec passion depuis le début.

ADA :Comment arrive une nouvelle sortie ? Vous recevez beaucoup de démos ?

Arnaud Le Gouëfflec : Nous recevons des sollicitations par mail, plus rarement par la poste. Beaucoup de choses se sont passées au sein d’un collectif constitué, ou parce que je trouvais de notre devoir de sortir Centredumonde ou Valier, que je trouvais scandaleusement seuls. J’ai sollicité un certain nombre d’artistes qui n’ont pas donné suite. Papapla est le premier groupe à nous avoir envoyé une sollicitation à laquelle nous avons répondu positivement, parce que ça nous a tout de suite parlé.

© Matthieu Dufour

ADA :D’ailleurs qu’elles sont la moyenne de ventes d’un album, et par quel vecteur (bandcamp, concerts….) celles-ci se manifestent ?

Arnaud Le Gouëfflec : Nous tirons à quelques centaines d’exemplaires, parfois 500, parfois moins. Nous vendons parfois tout le stock, parfois pas. Nous sommes distribués par Modulor, dont nous sommes très contents. Et nous avons énormément d’écoutes en ligne, via les plateformes ou bandcamp.

ADA :Il y a une certaine maturité chez l’ensemble des artistes signés. La jeunesse aurait elle peur de l’Eglise (o ; ?

Arnaud Le Gouëfflec : Nous sommes d’anciens jeunes, n’est-ce pas ? Nous étions jeunes, nous avons travaillé pour développer notre label, le nez dans le guidon, et puis, quand nous avons relevé la tête, nous avons découvert que nous étions moins jeunes. Tout ça est vite passé. Blague à part, nous sommes toujours à l’affût de jeunes talents mais les quelques tentatives pour démarcher untel ou unetelle se sont soldés par des échecs. J’ai beaucoup été confronté à des jeunes soucieux de réussir une carrière et regardant l’Église comme un truc un peu bizarre et peu susceptible de leur fournir la visibilité souhaitée, ou alors, a contrario, à des artistes un peu perdus n’arrivant pas à dépasser le premier single pour se projeter sur un album. Mais il suffit d’une rencontre.

ADA :Non-content d’avoir un label, vous avez une arrière-boutique hallucinante. Pourriez-vous nous parler de Face B ?

Arnaud Le Gouëfflec : Face B est le cabinet de curiosités de l’Église. On y trouve des expérimentations, des collages sonores, des remixes, des dubs, parce que je faisais toujours, à une époque, des versions dub de mes chansons, etc. C’est très important de ne pas se limiter à un catalogue. L’idée d’un foisonnement monstrueux est à l’origine du label.

ADA :En bas du site internet, il y a cette phrase « L’ÉGLISE DE LA PETITE FOLIE PARLE AUX GENS REVEILLÉS » Vous percevez comme nous de plus en plus l’endormissement de nos contemporains en matière de culture et de découverte.

Arnaud Le Gouëfflec : Oui, c’est un fait. Et pourtant les outils à notre disposition sont de plus en plus extraordinaires. Tout est là, à notre disposition, il faut juste se donner la peine d’aller chercher et de ne pas suivre le lent engourdissement des algorithmes. Mais il en va des internautes comme des hommes d’Hannibal à Capoue.

ADA :J’ai appris il y a quelques temps sur votre page FB la disparition du musicien brestois Morgan « alias L’Idiot du village, alias Docteur Folamour, alias Le Merveilleux chou chantant ». Quels sont les projets que vous aviez eu l’occasion de réaliser avec Morgan, hormis celui auquel vous aviez participé pour le collectif T.F. avec Gaël Loison il y a une dizaine d’années ? Aussi, si vous pouviez parler un peu de ce personnage unique de la scène brestoise.

Arnaud Le Gouëfflec : J’ai rencontré Morgan en 2003, et nous avons fondé ensemble l’Orchestre préhistorique, avec lequel nous avons fait trois albums et un certain nombre de lives. C’était un bricoleur génial, qui écoutait du rock progressif, du Harsh Noise et Einsturzende Neubauten, et qui avait déjà sorti des disques d’indus sous le nom de l’Idiot du Village. Il a publié d’ailleurs quelques Cdrs sur l’Eglise, notamment une relecture de mon album L’Enfer est pavé de bonnes intentions, qu’il avait rebaptisé Les profanations de l’Idiot du village. Sur scène, il s’était confectionné un masque avec des feuilles de chou, et il faisait les chœurs zinzin sur notre chanson Le Merveilleux Chou chantant. Il jouait de la guitare avec un tournevis. Il peignait. Il avait un tempérament d’ermite, et vivait plus ou moins reclus depuis quelques années. Sa mort m’a beaucoup affecté.

ADA :Pourriez-vous parler des morceaux qu’on retrouve sur la compilation des 20 ans intitulé justement « L’Église de la petite folie parle aux gens réveillés » ? Aussi, comment s’est fait votre choix ?

Arnaud Le Gouëfflec : Difficile de choisir les morceaux qui figurent sur cette compilation, alors j’ai suivi mon instinct du moment. J’ai essayé que ce soit équilibré et que tout le monde soit représenté. Et j’ai montré la trackliste à chacune et chacun pour validation. J’ai privilégié des morceaux plutôt récents. Une compile, c’est un peu comme un bonsaï qui cache la forêt.

ADA :J’ai entendu beaucoup de bien d’une sortie récente de Garden with Lips avec l’album « Magnolia » sur votre label, si vous pouviez nous en dire plus sur ce disque.

Arnaud Le Gouëfflec : Je pense que Magnolia est le chef d’œuvre de Garden With Lips et qu’il y est à maturité. Tout est juste dans ce disque, et je trouve que Animal, par exemple, est un énorme tube. Je dirais même que malgré le fait que je le connaisse depuis si longtemps et que je sois familier de son travail, il m’a surpris, et fortement impressionné.

ADA :Et pour les sorties de vos disques sous votre nom, comment a évolué votre musique depuis le début des années 2000 ?

Arnaud Le Gouëfflec : Le premier album était une compilation de cassettes enregistrées dans les années 90. A l’époque, j’enregistrais et je dupliquais artisanalement. C’était une manière de graver certaines de ces chansons dans le temps. Quand il est sorti, je me suis dit que je pouvais mourir tranquille :) Et puis j’ai continué. Je me suis procuré du nouveau matériel. Je suis passé des albums suivants, plutôt autarciques et minimalistes, à ceux de l’Orchestre préhistorique, avant de rencontrer John Trap.

On a fait toutes sortes de disques ensemble, avec ooTi ou pour le jeune public, un album tribal appelé « Soleil Serpent », on a collaboré avec Manu Lann Huel, Eugene Chadbourne ou Kim Giani. Mes trois derniers albums, toujours avec John Trap, sont dans une continuité, disons un peu plus adultes. Il y a d’abord la rencontre avec le guitariste Olivier Polard, avec qui j’ai pu faire Deux fois dans le même fleuve, qui est plutôt folk. Et puis La Faveur de la nuit, plus crépusculaire, dark folk, et enfin l’Orage, qui est le disque électrique dont je rêvais depuis longtemps et que j’ai pu réaliser grâce à Régïs Boulard à la batterie, Olivier Mellano à la guitare et Thomas Poli (guitare, synthétiseurs modulaires).

ADA :J’ai entendu parler d’une tournée pour honorer le beau disque « « L’Orage » (2020). Si vous pouviez nous en dire quelques mots.

Arnaud Le Gouëfflec : L’Orage est sorti en plein confinement, et on n’a pu le jouer que deux fois, à la Carène (Brest) et à Hydrophone (Lorient). On a donc décidé de lui donner une deuxième vie, le 22 octobre au Novomax à Quimper, et le 26 novembre au Cabaret Vauban (Brest) et le 2 décembre au Jardin Moderne (Rennes), ces deux dernières dates avec Papapla.

ADA :Aussi, pourriez-vous nous parler de votre travail avec Olivier Mellano, John Trap et Régïs Boulard (et d’autres collaborateurs musiciens), et aussi de vos projets en commun ?

Arnaud Le Gouëfflec : J’ai proposé à Régïs Boulard, qui est un batteur complètement à part, et complètement libre, à Thomas Poli et Mellano, qui sont des as du bruit subtil, de nous rejoindre, John Trap et moi, pour faire de l’Orage ce qu’il est, un disque climatique chargé d’électricité, et de fureur.

ADA :Êtes-vous toujours dans vos projets parallèles comme à l’époque de Tank, Monstre, T.F., etc ? Si oui, qu’est-ce que vous y faites et en quelle compagnie ?

Arnaud Le Gouëfflec : Je poursuis toujours mes expérimentations, mais plus en solo. Je travaille sur des drones et des morceaux méditatifs, que je compte décliner bientôt sur Face B.

ADA :Depuis votre départ de l’Education nationale (vous étiez prof de français), comment votre vie artistique a-t-elle changé ?Entre faire des chansons, des romans, des scénarios, comment s’organise votre quotidien ?

Arnaud Le Gouëfflec : J’ai longtemps eu deux métiers, donc j’ai appris à m’organiser en conséquence. Ma vie d’aujourd’hui ? J’écris le matin, je fais de la musique l’après-midi, ou alors je vais à des rendez-vous. C’est assez simple.

ADA :Je vois sur votre page Wikipedia une bibliographie assez impressionnante de sorties de BD avec vous en tant qu’auteur ou co-auteur, et pas mal de sorties chez Fluide Glacial depuis 2018. Pourriez-vous nous expliquer comment vous êtes retrouvé à collaborer avec le mythique Fluide Glacial. Qu’est-ce que vous y faites exactement, scénariste surtout ? Désolé, je ne sais pas si vous dessinez…

Arnaud Le Gouëfflec : J’ai commencé à collaborer avec Fluide quand j’ai rencontré Julien Solé, qui est dessinateur. On a sympathisé et il m’a proposé de travailler avec lui. Je suis scénariste. Depuis, j’ai publié quelques albums chez Fluide, et je collabore activement au magazine. Fluide glacial était un objet de fascination pour moi quand j’étais ado, je suis donc très heureux de tout ça. Julien et moi, on vient d’y publier une BD appelée « Monsieur Léon ». Je travaille aussi avec d’autres dessinateurs, pour les éditions Glénat, Delcourt, Locus Solus, ou pour la Revue Dessinée.

© Matthieu Dufour

ADA :Sinon, vous en êtes où dans vos projets de romans depuis Les 12 Travails d’Hercule et Le Guerrier Mouktar ? Et comme pour le label « L’Eglise de la Petite Folie », est-ce que vous avez une maison d’édition indépendante made in Brest pour vos livres ?

Arnaud Le Gouëfflec : Non, pour tout ça je travaille avec des éditeurs, même si l’Église a publié des livres faits-main à une époque. En ce qui concerne les romans, je travaille depuis quelques années sur un long projet et, même si j’ai peu de temps en ce moment, je pense l’achever d’ici deux ans environ.

ADA :Est-ce qu’il y a une chance que vous fassiez publier un jour vos poèmes dans un joli livre ? Et si ça se fait, qu’est-ce que vous y mettriez ? (J’ai un souvenir du recueil "Les coussins péteurs" qui est selon moi, un chef d’œuvre dans sa forme, de blogs poétiques délirants, et aussi de rencontres poétiques atypiques sur Brest...)

Arnaud Le Gouëfflec : Merci :) J’aimerais bien, mais je n’ai pas encore fait la rencontre qui le permettrait. J’écris des petites poésies aléatoires tous les jours, et j’en ai donc un certain stock.

ADA :Le mot de la fin est pour vous.

Arnaud Le Gouëfflec : C’est une lourde responsabilité. Merci ?