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Avez-vous déjà pleuré devant la beauté ? C’est un sentiment unique, singulier, incontrôlable. Il survient quand la beauté ne vous fait pas face, non, mais se trouve aussi bien en vous qu’autour de vous, vous enveloppe et vous envahit en même temps. Inutile de rechercher ce sentiment, il est donné, comme une grâce. Son effraction participe évidemment du phénomène.

Le tombeau est un genre musical en usage à l’époque baroque. Tombeau des regrets, par Sainte-Colombe, Tombeau pour Monsieur de Sainte-Colombe, par Marin Marais, et plus près de nous, le célèbre Tombeau de Couperin de Ravel... Une note entêtante revient, toc toc, des chromatismes montent et descendent, semblant hésiter autour de la fosse. La musique funèbre n’est pas triste : elle raconte la mort, son arrivée, ses coups à la porte, le passage. Bref, une transcendance.

Écoutez maintenant le Tombeau sur la mort de Monsieur Blancrocher, de Johann Jacob Froberger (Paris, 1652) par le grand claveciniste Gustav Leonhardt.

Ces notes de clavecin ressemblent à la voix de Pascal Bouaziz. retenues et lâchées, entrelacées et en mouvement.

Premier album, L’avenir est devant en 1997. Le dernier album, en 2021. Un regard au loin pour commencer, un autre sur le paysage dessiné depuis 25 ans, pour finir. Dans cet album qui se veut le dernier chapitre du livre, Pascal Bouaziz reprend les thèmes creusés en particulier depuis ses expérimentations avec Bruit Noir : le quotidien, l’amertume plus ou moins jouée face à l’insuccès, les espoirs éteints, les amours actuels et passés (aucun ne passe jamais, non). Il chante aussi, comme dans ses Haïkus de 2016. Il s’emporte et frappe comme avec Michel Cloup pour À la ligne, concerts et album adaptés du livre de Joseph Ponthus. Mendelson parle ici de Mendelson, des Mendelson qui se sont succédé, ceux qui auraient pu exister, ses extensions, ses intentions, et toutes les rivières souterraines qui alimentent le fleuve Pascal Bouaziz.

Mendelson creuse donc sa propre tombe, s’érige un monument, esquisse les rituels funéraires attendus pour cette occasion singulière. Combien de musiciens, de chanteurs, de groupes disparaissent du jour au lendemain, sans laisser de traces, presque sans écho, sans pleurs, sans fête ni réunion de famille ? Ils reviennent à Nevers, Besançon, Chartres, pour dix, vingt, trente ans en appartement. Avec son intelligence habituelle, Pascal Bouaziz s’empare de son sujet avec autant de force que de subtilité, menant d’un bout à l’autre sa barque dans un bel équilibre entre tangage et brisement de la couche de glace déposée sur la chanson française. Domaine dans lequel la pseudo tournée d’adieux est l’une des formules incontournables de la vedette.

Mais quelque chose de neuf survient ici. Comme il l’annonce lui-même, Bouaziz a décidé de dire, cette fois, ce qu’il retenait jusque-là au fond de sa gorge. Parfois, cela ne prend que trois minutes. Parfois, vingt. Algérie va rester, comme Barbara (1983) demeure. Dans ce très beau texte à l’écriture apparemment familière, probablement politique, mais en réalité taillée pour la scansion, l’affirmation, le harponnage du cœur de l’auditeur, une mise au point s’opère dans toutes les dimensions de l’espace et du temps de son auteur. Chaque mot, chaque son, chaque intonation est une vérité, celle d’un homme aux identités incertaines, que rien ne peut rassurer si ce n’est l’écriture de ces incertitudes, leur mise en fusion dans un creuset de colère douce. Et sous la désabusion pour de rire, toujours le désir. De dire, de croire, d’essayer. D’être avec les autres. Dans la tradition des écrivains sombres pour ne pas sombrer, Jean-Pierre Martinet, Thomas Bernhard, et Samuel Beckett, sous l’égide duquel se place cet album puisque le premier titre cite d’emblée Fin de partie.

Pascal Bouaziz croit au langage, à la voix qui l’incarne, à ses puissances sauvages pour dire l’être que l’on est, et c’est sans doute cette conviction jamais compromise qui l’a conduit aux franges du show-biz, dans ses extrêmes zones industrielles, où les héros des limites n’imitent absolument personne, pour leur plus grand malheur. Pour notre enchantement.

Bien sûr, le ton oscille toujours entre une douceur presque nonchalante et l’appel déchirant lancé à un « monde sourd, ou bien abruti ». Mais cette voix tient debout, après des années de scène, de pensées intimes, de silences forcés. Elle est proche, accompagne de loin en loin quelques milliers de vies. Une voix de hautes considérations et de sidérations devant le réel brutal des jours. Cette voix ne peut disparaître. Se taire. Pascal Bouaziz semble annoncer qu’il va encore dire, en annonçant qu’il range Menselson dans une armoire.

Et tout cela reste de la chanson, du rock, depuis les débuts. C’est structuré, ça respire, ça se tend et se détend, c’est de la chanson. C’est inquiétant et sexuel, c’est du rock. Il faut comme toujours avec Mendelson plusieurs écoutes pour apercevoir toutes les lumières déposées en fines couches de glacis sur la peau de cet album.

Pour construire ce cénotaphe, Nicolas Crosse, Sylvain Joasson, Jean-Michel Pires, Jean-Baptiste Julien, Pierre-Yves Louis et Quentin Rollet se tiennent auprès de Pascal Bouaziz. Ils sont ensemble, dans un lieu boisé, au calme, les pieds sur de vieux tapis, où s’étendent quelques machines polies par des mains de musiciens. Et nos corps sont invités à prendre place parmi eux.

Mendelson sans un sourire en coin, sans une langue dans la joue comme disent les anglais, serait-ce Mendelson ? La première chanson s’appelle Le dernier disque : « Mendelson ne chantera plus jamais, personne ne chantera plus jamais, peut-être, jamais, peut-être... ». Entendu. Restons sereins comme un dernier album de Mendelson. Et patientons. En 2023, 2024 au plus tard, dans un halo éblouissant surgira l’album numéro 8. Ou ∞. Car Mendelson est infini.

(merci à Christophe Esnault)