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Attention : ovni. Avec « Nouille », Laurent Jarrige vient d’enregistrer un album décomplexé et barré, aussi fascinant qu’irritant ; un disque que l’on aurait bien du mal à situer sur une quelconque échelle musicale (disons qu’il s’agirait ici d’une cuite improbable entre Daniel Johnston et la maison hantée d’« Evil Dead 2 »). Laurent Jarrige se passe de mots (il leur préfère les sonorités vocales) mais en reste néanmoins dépendant : entre chaque titre, un interlude où l’auteur, entre dadaïsme et divagation mélancolique, parle, à sa façon, de son lien à l’amitié. Manière de respecter le bouillonnement psychiatrique d’un album qui récoltera autant d’opposants que de farouches défenseurs, nous avons proposé à Laurent Jarrige un jeu particulier : un abécédaire à commenter. Le résultat ressemble à la musique du fou furieux : d’un abord hermétique, cette pensée dévoile son sens pour qui prendra soin de lire / d’écouter attentivement les propos de l’auteur. Bon voyage !

ADA : A comme Amis (les)

Laurent Jarrige : Il n’y a pas d’ami inutile.

ADA : B comme Bayonne

Laurent Jarrige : Le père de mon autorité.

ADA : C comme Chômage

Laurent Jarrige : A mon époque, c’était la maîtrise en quatre ans. Maintenant, c’est master je crois. Et on perd un an. C’est aussi des cotisations, qui emmerdent ceux qui les paient comme ça profite à ceux qui les touchent. Mais c’est un peu comme ceux qui paient des cotisations de retraite tout en s’étant fait à l’idée qu’ils n’en auront pas. C’est un exemple de réflexion qui s’est arrêtée net. Aussi, chômage m’évoque la première éjaculation qui nait toujours dans la douleur, avant de ne plus pouvoir s’en passer.

ADA : E comme Ecriture

Laurent Jarrige : Les mots sont des prétextes au sens des chants, soit parce que les sentiments du chanteur ne sont pas suffisamment exprimés, soit parce qu’il exprime autre chose que les mots qu’il essaie de chanter. L’écriture instrumentale, elle, balaie les gestes courts, c’est l’imaginaire éprouvé par l’audition ; un chant plein de manières, ça s’entend de suite.

ADA : G comme Gau Xori Club

Laurent Jarrige : C’est dans l’oiseau de nuit que j’ai découvert l’envie de me produire. A l’époque, il était situé dans le petit Bayonne.

ADA : H comme Histoire (s)

Laurent Jarrige : Dans ma musique, il n’y a pas d’histoire. Pas seulement parce qu’il n’y a pas de mots, ni que les sensations que je provoque sont averbes, mais parce qu’elle est intimement actuelle. De l’écriture à son jeu, ma musique est instantanée. Il faut la rejouer bien sûr, mais tout de suite. Mes histoires sont autour de la musique, avec les instrumentistes, les machines et les machins. Mais même là, ce sont des histoires sans mots tout à fait compris.

ADA : I comme IVA

Laurent Jarrige : IVA, c’est Mika et moi. C’est ce qu’on se raconte depuis 2011 sans un mot. Avec une satisfaction variable mais toujours contentée (il n’y a jamais eu de mots sur notre déception non plus). C’est le dialogue simultané d’une grave humaine et de nos effrois de bois bandé. Ce qui impressionne parfois, c’est le son lancé par nos corps en les quittant. Ça évoque peut-être la séparation, comme si on avait toujours quelque chose à se séparer de ; on a l’air au moins. Puis on se sépare en beauté, et après, une p’tite bière.

ADA : L comme Langue française

Laurent Jarrige : C’est à cause des chants catholiques que les Français ont une variété si médiocre. La voix monocorde longuement répandue dans un rythme à la fois ralenti et decrescendo sur une même note résolue dans une seconde endormie un ton en dessous ; voilà la morphologie solfégique de ces musiques. De toutes ces mélodies plates, servies pour la plupart par des voix simples, ternes, détournées de sentiments, notre culture française se tapisse dans l’ombre. Une moquette sous nos sabots, et tout naturellement nous nous mettons à adorer, oreilles fontaines sous l’orage, des Gainsbourg Berger Trenet Gall Perret et autres conneries. Qui a oublié ces chants parlés, proférés avec une tentative de douceur pour tâcher de filtrer la dureté de paroles univoques qui font envie de vite n’en retenir aucune tant leur sens est insupportable ? Christ est venu, Christ est né, Alléluia !

À l’harmonie d’un enfant de deux ans, les artistes compositeurs de l’église prennent leurs clients pour des brutes rugbymen qui n’ont d’autre intérêt que la messe pour cuver leur dimanche matin dans une respiration des plus simples. Ayant oublié les messes de Cklaye ou Bach, qui souffraient déjà d’alimentaire pour survivre dans leur art, les messes catholiques ont délibérément choisi, sitôt le 18iè siècle, des chansonniers au lieu de compositeurs, plus à même d’écrire des textes, et l’on a vu, de la conjonction de deux drames à la même époque, le sacre de Clovis et la création de l’opéra : les chanteurs compétents changer d’espace de représentation, et le peuple se mettre à chanter.

Et en deux siècles seulement, la musique populaire s’est rendue à l’état de ce que nous connaissons encore. Car s’il est quelque chose qui n’a pas changé depuis ces temps, contrairement à la peinture, la technologie et même le langage, c’est la structure des chansons françaises et leur qualité, non seulement d’interprétation mais de composition.

ADA : M comme « Malhor »

Laurent Jarrige : C’est un sentiment inspiré des langues qu’on ne comprend pas ou qu’on ne sait plus parler. Des mots reviennent, on sait les détacher, les isoler de leurs phrases, mais ce qu’ils évoquent est trop lointain pour se réaffecter. Et encore, s’ils reviennent, c’est en son réel : on les entend de quelqu’un d’autre, parce qu’ils n’ont plus aucune place dans notre esprit pour qu’on puisse les imaginer seul. Et la solitude n’y est pas plus étrangère puisque cette crème de cœur suinte particulièrement lorsque l’on se trouve au milieu d’un océan tempétueux, et que, sous la colère de notre torpeur, noyé dans les bruits mélangés d’orage, de vents d’océan et de mer enlevée, on distingue certains mots déformés de l’inquiétude fantasmée des femmes que l’on a quittées sur la côte pour aller quérir meilleure fortune.

ADA : N comme « Nouille »

Laurent Jarrige : C’est le quatrième disque à mon nom, tout seul tout fait. Je pourrais même l’écouter tout seul. Et ça a pour moi le privilège de remplir de sérieux, de respect, et de bonheur, un mot qui ne m’a jusque là figuré que ridicule et misère.

ADA : P comme Pays Basque

Laurent Jarrige : La plage nudiste de toutes mes vacances, mon port sauvage de repos. Tout ce que je peux dire, c’est que c’est là que tout à commencé pour presque tous les joueurs de chistera. Et moi, c’est là-bas que je me suis protégé des juifs, des chinois, des indiens, des arabes, etc... Je n’en avais jamais vu avant de venir à Paris.

ADA : R comme remerciements (aucuns)

Laurent Jarrige : Non, je n’en trouve aucun.

ADA : S comme Succès

Laurent Jarrige : Ah oui le succès qui délaye l’amertume. Les gens qui connaissent un succès transmettent un bonheur à ceux qui les rencontrent, une fois la jalousie amarrée. En suscitant leur admiration. L’admiration oui, ça, ça remplit les deux poumons et laisse la bouche bée, et vibre le bonheur ! Mais le succès qu’il m’a été donné d’imaginer subjugue mon admiration. C’est compliqué mais c’est une façon de dire que je manque de tout.

ADA : W comme World Pop

Laurent Jarrige : C’est ma définition de la musique d’Elvira Tatum qui, pour moi, en sont les précurseurs. C’est bien sûr un mélange de pop et de musique du monde ; mais en toile de fond plus contemporaine, on dirait du math-rock dansant, sensuel des fesses. On utilise l’anglais pour ne pas que les français comprennent trop vite et restent sur leur variété nationale.

ADA : Y comme yaourt

Laurent Jarrige : Doux à la gorge, c’est le miel que le chanteur dégueule.



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