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Comment est né Greed, et qui est Greed ?

— Dans un studio d’étudiant il y a une bonne dizaine d’années. « Greed », c’est la cupidité en anglais. Le nom du label prend des connotations cyniques selon l’angle d’analyse... et l’époque. Mais j’aimais le mot et il symbolisait bien l’hyperacticité créative dans laquelle je me trouvais à l’époque. Le nom du label est toujours pertinent à ce jour.

Tu avais une idée de base pour ce label, ou celui ci était avant tout là pour sortir tes disques sous le nom de Moonman ?

— L’idée et le concept remontent à une période qui précède l’aventure Moonman d’au moins 4 ou 5 ans. Sauf qu’à l’époque, on parlait à peine de CDs et on copiait des cassettes avec des pochettes photocopiées.... Le label n’a existé que pour moi et mes quelques groupes de potes de fac qui gravitaient musicalement autour de moi pendant un certain temps. Uns sortie pouvait ne représenter que 10 ou 15 cassettes copiées à l’époque. Pas vendues, mais données à celui qui s’y intéressait. Au départ, c’était ça. La structure à proprement parler (avec un statut administratif, une asso et tout le reste) a vraiment démarré avec la sortie du premier Moonman (« Manipulators ») en 2003. Quand le projet est devenu plus sérieux et abouti, je n’ai même pas pensé à aller voir ailleurs si quelqu’un serait éventuellement intéressé pour sortir le disque puisque j’avais l’envie et la disponibilité pour le faire. Après, il a fallu bosser. C’est l’histoire de bon nombre de labels indés, créés pour soutenir un projet et la structure se développe sans qu’on y réfléchisse vraiment dans un premier temps, de manière naturelle.

Tu avais un Label comme exemple ?

— Oui. Touch and Go. Les difficultés récentes de ce label qui avait d’ailleurs créé un véritable réseau de distribution puissant pour leurs labels amis m’a vraiment attristé. Mais j’ai toujours été admiratif de la constance de ce label. L’idée d’une identité propre donnée à une structure via les artistes et groupes qui la compose. Créer une famille. Mais déjà à l’époque je me demandais quel genre de vie ces mecs qui ne vivaient que de la gestion de ce truc pouvaient avoir. Comment on pouvait créer du profit, payer les groupes, faire en sorte que tout le monde vive de sa passion. Ce n’est que bien plus tard que je me suis rendu compte que tous ces gars avaient un boulot plus traditionnel pour payer les factures... Plus tard, j’ai découvert Drag City, Thrill Jockey, Mego, Touch, Matador, Temporary Residence, Constellation. J’ai toujours eu tendance à davantage suivre l’actualité des labels, que celle des groupes eux-mêmes. C’est toujours le cas aujourd’hui.

Si tu devais donner un adjectif sur le style Greed ce serait lequel (question vache, je sais) ?

— Je peux te répondre de deux manières. Dans l’absolu, je dirai que le label n’a pas de style à proprement parler. Quand tu regardes nos sorties ces quatre dernières années, tu trouves Delphine Dora, qui officie dans un domaine musical assez proche de Fursaxa, et puis Cornflakes Heroes, qui se rapprochent davantage de Pavement ou Herman Düne ou bien encore Guernica et Action Dead Mouse qui développent une artillerie indie / math rock dont je me sens ultra proche. Sur le albums de Moonman , on se rapproche plus de Death Cab for Cutie, Wilco ou Blonde Redhead. Mais on peut synthétiser en disant « indie folk/pop/rock ». C’est ce qui représente le mieux le passif du label, c’est sûr.

Comment sélectionnes-tu les albums à paraître, et d’ailleurs comment le label fonctionne, c’est toi qui pioche sur le net ou ce sont les groupes qui te contactent ?

— On est arrivé à un stade où je n’ai pas vraiment de sélection à faire. Il y a d’abord les nouveaux albums des groupes déjà signés, qui prévalent sur tout le reste. Ensuite, j’ai plusieurs possibilités. Je ne recherche pas activement de nouveaux groupes moi-même car j’ai déjà bien assez à faire avec notre roster actuel. Mais l’occasion fait le larron. Il est très rare que je reçoive des demos pertinentes et en phase avec l’identité du label. Cependant j’en ai reçu une récemment qui m’a vraiment beaucoup plu et des contacts ont suivi. Par ailleurs, certains musiciens des groupes du roster ont des projets parallèles qui sont excellents. Il n’est donc pas impossible qu’il se passe quelque chose avec eux aussi, s’ils le souhaitent. En tout cas, le fonctionnement associatif de la structure implique le fait que je ne suis pas – plus – décisionnaire de manière unilatérale au niveau des sorties et des nouveaux groupes. Il faut un consensus des acteurs du label pour que le projet se concrétise.

Tu as opté pour un fonctionnement double avec des sorties libres. C’est obligatoire pour un label comme celui ci, se faire connaître via la gratuité ?

— Attention les licences dites « libres » ne signifient pas automatiquement que la musique est gratuite dans tous les contextes. Il y a différents degrés de « libre ». En fait les disques sortis en Cd-r jusque 2007 étaient en licence libre et ceci sous l’impulsion de labels très proches de nous (Another, Unique, Travelling...) qui militaient dans ce sens. A l’époque l’absence de moyens du label (d’où les sorties CD-r) justifiait l’appellation « libre ». Nos sorties CD ne sont pas sous licence libre. Ca a pu nous aidé au tout début, oui. Aujourd’hui le contexte a changé pour nous et l’optique du label est plus clairement de sortir deux disques par an mais en mettant l’accent sur un pakaging soigné (donc plus cher à produire, mais sans pour autant répercuter ces coûts de production sur les auditeurs dont le budget loisirs ne fait que fondre comme neige au soleil). C’est l’envergure du projet lui-même qui va déterminer l’utilisation de l’appellation « libre » ou pas.

Pour quelqu’un qui ne connaitrait pas le fonctionnement d’un label tu pourrais nous parler du mécanisme d ‘une sortie (la dernière en date par exemple).

— Vaste question pour laquelle la réponse va varier selon le label à qui tu parles. Pour nous, la mécanique est bien huilée. Le projet s’enclenche vraiment environ 6 mois avant la sortie. Le groupe m’envoie ces maquettes, puis les premixs. En général, les échanges de mails à cette époque sont enthousiastes (« wow il déchire ce morceau ! »). Le groupe finit sa production (mix / tracklist /master) et s’enclenche trois mois de travail intensif et harassant sur le packaging. Paradoxalement, il n’y a que très rarement des questions sur la musique elle-même, c’est toujours le packaging qui prend lamentablement du retard. Une fois que le disque arrive dans les locaux du label, s’enchaine une routine éprouvante de préparation de très nombreux envois promos, distribution. En général, c’est aussi l’époque à laquelle je suis mobilisé sur le booking de dates (très récemment la tournée d’Action Dead Mouse fin novembre). Bref, c’est un peu tout en même temps. Après les jobs d’attaché de presse, de webmaster, de promoteur s’entremêlent dans une valse prenante. Et ça dure.... longtemps. Et général, l’opération globale sur une sortie se termine le jour-même où le travail sur la prochaine commence. Ce qui est sûr, c’est que c’est prenant, aussi bien en terme de temps, que de disponibilité de cerveau. On appelle ça « Labour of love ». Parfois on se demande pourquoi on le fait, mais cette routine apporte son lot de moments d’allégresse et je me plais à faire tourner cette machine, du mieux que je peux.

Tu as des liens fort avec certains labels (je pense à Unique). Tu pourrais un jour tenter un rapprochement pour minimiser les risques ?

— Certainement pas. Pose leur la question et tu auras la même réponse. Parfois je me dis, « Si on se réunissait tous, on serait une énorme major ! », mais quel horrible monstre ce serait. Les petits labels ont leur charme, leur singularité. L’auditeur qui est fan des disques d’Unique n’est pas forcément attiré par nos disques et vice-versa. Il y a une identité visuelle. Une manière de présenter les choses. La fusion de ces petits labels ne ferait qu’enlever de leur substance même si les plans promo et marketing étaient dix fois plus puissants. Ce qui n’empêche pas de dialoguer et d’échanger, de se soutenir mutuellement, de différentes manières. L’intérêt de notre structure est que nous ne rencontrons pas la notion de risque. Nous ne sommes pas une société et il y a fort à parier que ce sera toujours le cas dans dix ans et que nous serons toujours là dans dix ans. Le label associatif dépend majoritairement des sommes que chacun veut bien injecter (et non pas « investir ») dans le fonctionnement de la structure. Nous n’avons pas de salariés. Le succès de tel ou tel disque va rajouter au plaisir de s’occuper de la structure et va permettre de financer plus facilement la suite, mais il fallait travailler ces deux dernières années pour aboutir à un système financier qui ne dépend pas que des ventes, afin que les groupes puissent compter sur le label sans que celui-ci ne se désintègre en plein vol sans prévenir personne (schéma très courant ces temps-ci et difficile à vivre pour les groupes).

Par rapport à l’internet, ta position est laquelle ? L’outil a clairement permit de sortir des labels des souterrains, mais au final ceux-ci ne payent-ils pas le plus la note de la gratuité et du P2P ?

— Non, je pense qu’internet offre de vrais outils de promotion pas si virtuels que ça et permet au label d’avoir une vitrine, sans pour autant avoir à ouvrir une boutique avec un loyer. Je ne vois pas dans quelle mesure ça pourrait se retourner contre nous. Comment découvrir de la musique et des artistes autrement que via internet, aujourd’hui ? La radio ? Très bien, mais les podcasts et sites de streaming les ont doublé depuis longtemps. La presse écrite magazines ? Oui dans une certaine mesure, ça a toujours son importance et un impact certain, mais tous les magazines bien connus ont bien plus de visites sur leurs sites que de ventes en kioskes... Les magasins de disques ? Nécessaires, mais pour combien de temps encore ? Et puis, je suis surpris de constater que les chiffres des ventes de disques au format digital sur les plateformes de téléchargement légal sont exponentiels, mois après mois (en tout cas pour nous !). Etant un vrai consommateur de disques physiques, je m’étonne toujours, même en 2009, du nombre grandissant de personnes qui ne fonctionnent que de cette manière mais le potentiel de ce canal de distribution semble très grand. C’est donc une source de revenus non négligeable pour nous, même si on est rentré dans le système digital parce que tout le monde le faisait, donc sans conviction, la qualité d’un MP3 étant bien évidemment bien inférieure à celle d’un disque sur un système HI-FI qui se respecte. Mais si çà convient à certains, dans ce cas, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait. Là où le système dérape, c’est quand le téléchargement d’un album au format MP3 est facturé près de 10 euros alors que le juste prix se situe plus autour de 5 ou 6 euros. Là encore le consommateur avisé passera le temps nécessaire pour trouver les sites qui proposent des prix corrects.

Pour ceux, comme moi, qui possèdent les sorties de Greed, on constate un vrai effort sur les artworks (le dernier de ADM est juste sublime). C’est une coïncidence ou une volonté du label de donner aussi à voir ?

— Le mec qui peut s’acheter deux disques par mois aujourd’hui va faire attention à ce qu’il achète. N’importe qui peut imprimer une jaquette à glisser dans un jewelcase. Par contre un beau digipack avec insert, ça récompense l’achat du disque et c’est un écrin qui va valoriser la musique et rendre l’objet plus attractif pour tous. Il faut être prêt à mettre l’accent sur le packaging et la plupart des labels l’ont compris depuis longtemps, sans comme je le disais répercuter le coût de fabrication sur le prix de vente. Pour 1000 ou 5000 exemplaires produits, le coût de production d’un CD ne doit pas dépasser 1,50 euro. Alors un digipack acheté sur le site du label ne devrait pas dépasser les 10/12 euros frais de port compris. Alors quand on voit nos disques en magasins à 18 euros, ça me laisse perplexe sur leurs méthodes et ça a tendance à dégouter le consommateur averti qui se tourne donc vers le net. Les artistes ont aussi leurs propres envies et ils décident eux-mêmes de l’écrin qu’ils souhaitent offrir à leur musique.

Tu as des regrets sur des sorties avortés, sur des albums qui te sont passés sous le nez, par manque de temps, d’argent, ou simplement par choix précipité ?

— Non, pas de regrets. Pas mal de projets, d’envies et de rêves, mais pas de regrets.

Après la sortie de ADM, quelle sera l’actualité de Greed ? Un nouvel album de Cornflakes ou de Moonman ?

— Oui. Les deux sont en projet, à des stades plus ou moins avancés. Je ne peux pas vraiment en dire plus. A part que deux albums de Moonman and the Unlikely Orchestra sont prévus dans les deux ans à venir : un plus acoustique et un autre dans la lignée de « Necessary Alibis ». Les modalités s’affineront dans l’année. Les Cornflakes Heroes composent et maquettent en ce moment pour leur troisième album. Ils continuent les concerts aussi. Et puis j’attends de pouvoir développer des contacts plus poussés avec un ou deux excellents groupes découverts très récemment.

Si Greed avait des folies à faire quels sont les cinq groupes ou artistes que tu signerais (sois fou) ?

— Je pourrais te dire que je serais bien content de travailler avec Sonic Youth, Malkmus, Deerhoof, Fennesz ou Shellac, mais en réalité, le truc qui me fait vraiment envie, c’est de continuer à travailler avec et pour les groupes qui ont fait connaître le label et d’en découvrir quelques nouveaux. Et les aider à prendre confiance, se développer et continuer d’offrir de beaux disques aux fidèles qui persistent et achètent toujours de beaux objets sonores. La plus belle folie, c’est exister. Et être toujours là pour répondre à tes questions dans dix ou vingt ans.

Le mot de la fin est pour toi.

— She was a wingwalker, pitgirl of the sky !



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